Niche

LGBT : l’édition invisible

La librairie LGBT historique Les Mots à la bouche, à Paris. - Photo Olivier Dion

LGBT : l’édition invisible

Loin de l’effervescence éditoriale des années 1990 et 2000, la communauté lesbienne, gay, bi et transsexuelle, prise pour cible le 12 juin à Orlando, s’appuie aujourd’hui en France sur une dizaine de maisons qui peinent à émerger en librairie. Etat des lieux à la veille de la Gay Pride, le 2 juillet à Paris.

J’achète l’article 1.5 €

Par Vincy Thomas
Créé le 24.06.2016 à 01h30 ,
Mis à jour le 24.06.2016 à 10h42

Après la conquête de droits égalitaires, on pourrait croire la population LGBT (lesbienne, gay, bi, transsexuelle) moins marginalisée qu’auparavant. Pourtant, après le massacre tragique d’Orlando (Etats-Unis), qui a coûté la vie à 49 personnes dans un club gay le 12 juin, élus et médias ont peiné à qualifier l’attentat d’homophobe. La presse LGBT est en crise (Têtu s’est arrêté) et la communauté n’apparaît pas comme un lobby si bien armé face à ses détracteurs. Dans le secteur du livre, la situation se révèle contrastée après une période prospère entre la fin des années 1990 et la crise de 2008, où l’on comptait une vingtaine d’éditeurs, de nombreuses collections thématiques, une dizaine de librairies spécialisées et même un Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes chez Larousse.

Une dizaine d’éditeurs spécialisés ont maintenu une activité, tels Erosonyx, Dans l’engrenage ou KTM. Mais quasiment toutes les librairies spécialisées ont fermé. Seules subsistent, à Paris, Les Mots à la bouche, Violette and Co et La Musardine. Rares sont les grandes librairies généralistes qui proposent des rayons LGBT. La Fnac a aussi abandonné cette segmentation. Cette carence en points de vente est l’une des explications de la fragilité du secteur. Marché de microniche, la production n’excède plus les 50 titres par an. Les Editions gaies et lesbiennes, par exemple, n’ont publié que 4 titres depuis 2014.

La baisse de la production nationale, l’indisponibilité de textes classiques sur le genre, le faible nombre de manifestations dédiées (Ô Mots, à Lille) et la frilosité de la distribution et des médias sont autant d’obstacles pour "sortir du placard" cette littérature.

Amazon, première librairie LGBT

"Le tableau n’est pas rose", confirme Sébastien Grisez, directeur de la librairie Les Mots à la bouche, lieu "iconique" situé en plein quartier du Marais, à Paris. Sans cette librairie où s’entassent 16 000 références, toutes les maisons d’édition spécialisées auraient mis la clef sous la porte. Les Mots à la bouche souffre actuellement "de la gentrification urbaine et de la disparition des grands lecteurs". La vente en ligne, en hausse, ne représente que 4 % de son chiffre d’affaires total, qui a baissé de 30 % en dix ans, ne parvenant pas à concurrencer la force de frappe d’Amazon, qui assure environ un quart des ventes de tous les éditeurs contactés.

Si le e-commerce bouscule la distribution - certains éditeurs ont dû se lancer dans la VPC - et compense l’absence de librairies spécialisées, Internet a aussi transformé la production avec l’invasion d’images érotiques ou la profusion de textes en ligne. "L’autoédition et l’impression à la demande sont de nouveaux concurrents qui nous menacent", s’inquiète Catherine Florian, cofondatrice de Violette and Co.

Cela n’a pas empêché deux jeunes éditeurs d’ouvrir chacun leur maison. En 2011, Christophe Lucquin a créé Christophe Lucquin éditeur, plus "gay friendly" que LGBT. L’année suivante, Jérémy Patinier, un militant actif, a initié Des ailes sur un tracteur. Tous deux confirment que le marché est difficile. Des ailes sur un tracteur possède un catalogue allant du livre illustré à l’essai : "Il n’y avait pas ce que je cherchais, c’est-à-dire des essais grand public, accessibles. Je voulais que ma mère puisse lire mes publications", justifie Jérémy Patinier, qui se désole tout de même "du manque de bonnes propositions".

Homoromances

Christophe Lucquin s’est orienté vers la littérature. "Etre un petit éditeur exige d’être endurant, fêlé et têtu", explique-t-il, surtout quand le modèle économique est vulnérable. Ces nouveaux éditeurs utilisent les réseaux sociaux pour faire connaître leurs ouvrages. Des ailes sur un tracteur fait même appel au financement participatif pour certains projets.

"Le sexe n’est pas un thème facile à vendre", confirme Anne Hautecoeur, directrice de La Musardine, qui va publier un Osez… le kamasutra lesbien. "Il faut aller chercher d’autres lecteurs, trouver des idées plus actuelles." De nombreux éditeurs ont diversifié leur catalogue. Editeur depuis 1999, Henri Dhellemmes (H&O) a développé une collection liée à la religion. "C’était important, il y a dix-sept ans, qu’il y ait une maison gaie distribuée largement", souligne-t-il. Mais, avec un lectorat qui a changé et des tabous qui ont sauté, les éditeurs ont dû réduire la voilure ou s’adapter, par exemple avec le MtoM, l’équivalent en romance des yaoi dans les mangas, ces histoires amoureuses entre garçons dont sont friandes les lectrices. Pedro Torres, fondateur des éditions Textes gais, avoue que ces "homoromances" se vendent huit fois plus que les autres titres de son catalogue qui dépassent rarement les 200 exemplaires, contre 2000 il y a dix ans.

Alors que l’homosexualité n’est plus une curiosa, l’édition LGBT fait face à un dilemme. "Etre rangé en "littérature" ou banaliser la couverture d’un livre ne nous permet pas de nous distinguer", constate Pedro Torres. Pour autant, Anne Hautecoeur s’interroge : "Faut-il estampiller un ouvrage en tant que LGBT sachant qu’il sera ghettoïsé, ou aller chez un grand éditeur où le retentissement sera plus important ?" En 2016, la spécialisation semble toujours contraignante. "Il reste difficile de vendre un roman gay à un hétéro", remarque Catherine Florian. A l’inverse, "certains écrivains ne veulent pas venir aux Mots à la bouche de peur d’être stigmatisés", ajoute Sébastien Grisez. Cependant, comme le rappelle Christophe Lucquin, "ce n’est pas parce qu’il y a un ou des personnages homosexuels que le livre s’adresse spécifiquement aux homosexuels".

Dans les romans comme en bande dessinée, l’homosexualité est de plus en plus un sujet comme les autres. Il y a même eu des transferts d’auteurs comme Isabel Ascencio, passée d’un éditeur communautaire (sous le nom d’Isabel Esteban) à Verticales. Les genres se mélangent, la classification devient difficile, les esprits s’ouvrent. Pour Chloé Deschamps, éditrice chez Grasset, "parler d’homosexualité n’est plus une question. Ce qui importe, c’est le regard porté sur le monde". Elle est persuadée que "la littérature est plus forte que la politique pour faire avancer les idées". A une condition, que rappelle Anne Hautecoeur : "Sans une visibilité réelle, c’est tout un public qui n’a pas accès à ces livres."

Les dernières
actualités