Roman-Essai/France 7 mars Alexis Jenni

Le Bernin, virtuose de la statuaire baroque, a réalisé une puissante image de la filiation et de la transmission : Enée, Anchise et Ascagne. Enée, fuyant Troie en flammes, porte sur l'épaule son père Anchise qui conserve les Pénates, les divinités de la famille ; ils sont suivis d'Ascagne, le jeune fils d'Enée, qui sauve de l'extinction le feu sacré du foyer. L'héritage du père y est un poids léger, Anchise ne semble pas peser à Enée, dont les traits du visage ni les muscles du corps ne trahissent l'effort.

Le narrateur de Féroces infirmes (Gallimard), le nouveau roman d'Alexis Jenni, ne porte pas son père, il le pousse, le cacochyme vieillard est en fauteuil roulant. Mais le lien du sang, loin de nourrir le feu d'une piété filiale qui rendrait plus légère la charge du parent sénile, fait bouillir dans les veines du fils ce même fluide qu'ils ont en partage. « Il a été la jeunesse combattante, il est la vieillesse humiliée, j'hérite de tout. » Ils se promènent, souvent le fils se dit : « Je n'aimerais pas que mon père atteigne quatre-vingts ans. Il en a soixante-quinze, il a bien vécu, je ne sais plus comment l'écouter, je ne sais plus comment lui parler, je ne veux plus l'entendre. » En balade, là-haut, au sommet de la Tour Panoramique d'où l'on voit tout Lyon, le narrateur songe même à le faire basculer par-delà la rambarde, il redescendrait les 26 étages seul, « les mains dans les poches, sans rien voir, sans compter, comme une bille qui file en spirale vers le fond de l'entonnoir, libre et léger comme jamais ». Les Gratte-ciel de Villeurbanne : une utopie de béton conçue par des architectes et des ingénieurs qui croyaient que le progrès se traçait à coups d'équerre. Le père n'y fut pas pour rien puisqu'il en réalisa les maquettes. Ces tours, le fils y habitait et y habite encore avec pour voisins de palier des familles issues de l'immigration, venues de l'autre côté de la Méditerranée. Cette autre rive, le père la connaît aussi parce qu'il a fait l'Algérie, d'où il est rentré haineux et raciste. L'Algérie, une guerre tue, la violence d'un conflit dont la parole des combattants et des victimes fut confisquée... Féroces intimes raconte à travers l'entrelacs d'une double narration du père et du fils le drame d'une transmission ratée - le virilisme plein de hargne d'un père auquel il a manqué un père, enfui à Genève après la guerre ; le désarroi d'un fils qui, ne se sentant jamais à la hauteur d'une vision brutale du mâle, est devenu « homme sombre et doux », et sera abandonné par sa femme...

Le verbe restaure le lien abîmé et réinsuffle la vitalité aux morts, hommes comme rêves. Dans son essai Prendre la parole, Alexis Jenni, qui, enfant, fut bègue, parle du métier de vivre et d'écrire : « L'écriture n'existe pas en elle-même, elle se nourrit de l'énergie de la parole. Son moteur profond [...] est dans l'oralité, dans la mise en mouvement du langage pour qu'il devienne parole vivante, vie commune à partager. »

Alexis Jenni
Féroces infirmes
Gallimard
Tirage: 18 000 ex.
Prix: 21 euros ; 320 p.
ISBN: 9782072834332
Alexis Jenni
Prendre la parole
Les éditions du sonneur
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 11,50 euros ; 80 p.
ISBN: 9782373851687

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