"Les relations directes entre éditeurs et enseignants ont beaucoup diminué sur les dix dernières années. Il faut absolument qu'on arrive à dialoguer avec les universitaires." JEAN-MARIE SEVESTRE, SAURAMPS- Photo OLIVIER DION

Les librairies traditionnelles sont les plus touchées par la baisse globale des ventes de livres d'enseignement supérieur. Si elles restent, de loin, le premier canal de distribution pour ce secteur, leur part de marché a souffert du recours de plus en plus massif à l'achat en ligne, comme le révèle l'enquête Ipsos/SNE (voir p. 71). "Le marché d'occasion a connu un nouvel essor grâce aux sites dédiés ; la conséquence en a été une évolution assez forte il y a deux ou trois ans », analyse Daniel Cousinard, gérant de la librairie Durance à Nantes. Jean-Marie Sevestre, P-DG de la librairie Sauramps à Montpellier, n'hésite pas à qualifier cette évolution de "dégringolade ». Et les deux libraires s'accordent sur un terme - qui semble être devenu le mot d'ordre du libraire universitaire, spécialisé ou non - : la "prudence ».

"Les libraires sont au plus près de la demande ; ils connaissent leur bassin pédagogique par coeur."CHARLES BIMBENET, NATHAN- Photo OLIVIER DION

Cette prudence n'implique pas fortement une baisse des commandes et des mises en place, mais bien plutôt une réflexion de fond sur la stratégie à adopter face à une université "qui souffre", comme le dit Philippe Nani, directeur commercial pour le segment droit, gestion et sciences humaines chez UP Diffusion, qui diffuse entre autres les publications de Dunod, Dalloz, Armand Colin et Masson. Cette souffrance se traduit par la baisse globale de la prescription par les enseignants, que les libraires ont parfois du mal à atteindre.

DÉSAPPOINTEMENT

"Les relations directes entre éditeurs et enseignants ont beaucoup diminué sur les dix dernières années, déplore Jean-Marie Sevestre. Aujourd'hui, les enseignants sont désappointés par la baisse des ventes et semblent commencer à prendre conscience de la nécessité du changement. Il faut absolument qu'on arrive à dialoguer avec les universitaires. » Ceux-ci restent capables de faire entrer les étudiants dans une librairie : "Il y a trop d'ouvrages proposés pour qu'un étudiant s'y retrouve tout seul », commente Lyla Aït-Menguellet, codirectrice de la librairie universitaire Meurat, spécialisée dans les sciences humaines, à Lille, et elle-même ancienne universitaire.

C'est donc vers les enseignants qu'il faut communiquer en premier lieu, et c'est eux qu'il faut faire venir en librairie. A Montpellier, Sauramps est le cadre de débats mensuels depuis un an et demi environ, dans lesquels les intervenants sont les professeurs eux-mêmes. La librairie Meurat multiplie aussi les conférences et rencontres dans ses murs. La baisse de la prescription enseignante place aussi le libraire dans la position de l'interlocuteur privilégié de l'étudiant. "Le libraire a un rôle de conseil extrêmement important », souligne Christophe Jeancourt-Galignani, directeur commercial des Puf.

Les éditeurs s'accordent à considérer que la communication promotionnelle, sous forme de cadeaux divers, a peu d'impact sur une clientèle qui n'a pas une attitude de consommation spontanée, mais plutôt un contact de plus en plus épisodique avec les livres, tandis que son porte-monnaie est bien entamé par les autres dépenses (voir encadré p. 68). Aussi les libraires préfèrent-ils miser sur une démarche pédagogique à l'égard des étudiants. Pour Lyla Aït-Menguellet, "la promotion massive par les éditeurs ne fonctionne que si elle est précisément ciblée. Les étudiants ne s'intéressent pas aux collections mais au contenu de tel ou tel ouvrage. Ils se moquent de recevoir un titre gratuit pour deux titres achetés. » C'est ainsi le dialogue avec le libraire qui va guider l'achat. "Le fait d'avoir un échange sur le contenu de tel ou tel ouvrage fait comprendre à l'étudiant que les indications du professeur n'ont pas été données au hasard. Cela les met en face d'un choix intellectuel et, du coup, cela éveille leur attention. » "On ne peut pas communiquer efficacement sur la forme, c'est sur le fond que l'on peut convaincre un client étudiant", renchérit, à la librairie Durance, à Nantes, Daniel Cousinard.

RAPIDITÉ, EFFICACITÉ

Ce rôle de conseil a bien été pris en compte par les diffuseurs. Mais la librairie doit ensuite apparaître comme le point de vente le plus rapide et le plus efficace, et donc assurer une gestion optimale des stocks et du réassort. Pour une librairie spécialisée comme Meurat, "la rentrée est une période cruciale ». Une librairie généraliste comme Privat-Guerlin, à Reims, le ressent aussi. "Pour contrer la vente en ligne, il faut que l'étudiant soit très vite fourni, explique Aurélien Ledoux, coresponsable du rayon universitaire. Cela nécessite d'avoir un stock très important sur un moment comme la rentrée."

Faut-il dès lors commander beaucoup pour vendre peu ? "Oui, nous restons sur le même niveau de commande que l'année précédente, répond sans hésiter Daniel Cousinard, à Nantes. Parce que nous sommes optimistes et que nous ne devançons jamais une baisse. » Le défi est de taille pour les représentants. "Les libraires essaient de minimiser leur stock, qu'ils gèrent quasiment en flux tendu, constate Christophe Jeancourt-Galignani. Du coup, au lieu de négocier une simple mise en place, le représentant est devenu une sorte de cogestionnaire du rayon en librairie, qu'il suit de très près pour pouvoir garantir un réassort immédiat." >Le directeur commercial des Puf a même proposé un cycle de formation à ses équipes pour adapter leurs propositions à ce nouveau contexte. Cela passe aussi par une connaissance précise d'un réseau très divers : "Les grands libraires considèrent toujours que c'est un marché attractif, parce qu'ils ont un stock et une clientèle solides, explique Philippe Nani. La difficulté est pour les plus petits, et pour ceux qui sont moins spécialisés. »

Christophe Jeancourt-Galignani observe lui aussi une tendance à la "concentration » sur les gros points de vente. "Cela signifie qu'il faut penser l'offre commerciale et l'adapter en fonction de la cartographie des écoles et des programmes que nous mettons à jour chaque année, de façon à toucher les petites librairies proches d'antennes universitaires, comme à Melun ou Lorient. » Comme le résume Charles Bimbenet, directeur du département supérieur chez Nathan, "les libraires sont ceux qui sont au plus près de la demande ; ils connaissent leur bassin pédagogique par coeur et garantissent le maillage de la distribution ».

CONFIANCE

Pour Daniel Cousinard, « éditeurs ou libraires, on garde tous un rôle à jouer, et on a le livre à défendre ». La relation au sein de la chaîne du livre universitaire est plus solidaire que jamais, et la confiance n'est pas entamée. "Les nouveautés sont systématiquement intégrées à nos rayons », signale-t-il. Chez Sauramps, à Montpellier, Jean-Marie Sevestre confirme : "On doit présenter les nouvelles collections. » Même si, comme le rappelle Philippe Nani, "tous les éditeurs ont élargi leurs offres, de l'entrée de gamme jusqu'à l'ouvrage complet ».

Chez les libraires moins spécialisés, cette confiance s'accompagne toutefois d'une prudence redoublée. "On tente les nouvelles collections, admet Aurélien Ledoux, chez Privat-Guerlin, mais on commande toujours en fonction des programmes. » Pour les petites librairies, même spécialisées, cela représente un effort. "Nous faisons toujours une place aux nouvelles collections, mais c'est très difficile de leur donner leur chance », rappelle Lyla Aït-Menguellet chez Meurat, à Lille.

Dans l'ensemble, le secteur se veut pourtant résolument confiant. "Les libraires nous suivent. Il n'y a aucune désaffection de leur part », estime Christophe Jeancourt-Galignani, qui assure à l'inverse : "Nous sommes très conscients de ce qu'est une trésorerie de librairie." Et il précise : "A défaut de faire des promotions à la commande, comme peuvent seuls se le permettre les grands groupes, nous ne demandons le règlement des livres qu'une fois qu'ils auront été vendus. » Objectif ? Maintenir la "sérénité » des libraires. Ceux-ci en ont, en effet, plus besoin que jamais.

04.06 2015

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