Dossier 

Il y a un an, Michel Lafon publiait Poster Girl, un roman de science-fiction de Veronica Roth. Avec sa couverture aux faux airs d'affiche rétro, c'est à peine si l'on remarque la mention discrète « Illustrations : © IA Midjourney ». « C'est honteux qu'une telle maison d'édition fasse des économies sur le dos des illustrateurs », twitte immédiatement l'illustrateur Jérémie Fleury, furieux qu'un éditeur utilise une IA pour réaliser une couverture. Face au bad buzz, Elsa Lafon, la directrice générale de la maison, tente de s'expliquer : « La direction artistique a pensé que l'utilisation de l'IA était une mise en abyme intéressante et qui faisait écho à l'intrigue du roman. » Peine perdue. L'histoire marque les esprits et donne le coup d'envoi d'une controverse qui ne s'épuisera pas : l'IA n'a pas sa place dans le monde de l'édition. Un an après, alors que le dialogue pro et anti-IA semble rompu - les deux tribunes publiées par Le Monde et Libération il y a peu en témoignent -, à quoi ressemble cet ogre futuriste dont on nous vante la puissance ? L'intelligence artificielle a-t-elle, comme prédit, absorbé tous les chaînons du livre ? 

Frilosité française

Tandis que certains éditeurs, comme Francis Geffard d'Albin Michel, Vera Michalski, P.-D.G. du groupe Libella ou Nathalie Zberro, P.-D.G. des éditions de l'Olivier, soutiennent le collectif de traducteurs En chair et en os pour faire face à la menace, d'autres proposent ici et là quelques expérimentations timides. La directrice de Fayard, Isabelle Saporta, a lancé en août dernier « Fayard Graffik », une collection de BD dont certains titres sont illustrés par une intelligence artificielle (voir page 36) mais, prévient-elle, « on aura 75 % d'illustrateurs et 25 % de projets pointus avec IA ». Arthur Chevallier, directeur littéraire du pôle histoire chez Humensis, a tenté, lui, l'exercice côté recherche. En janvier 2023, il crée Vestigia, un laboratoire de tech où l'intelligence artificielle est à l'œuvre. Quatre mois plus tard, il publie Et si Rome n'avait pas chuté, un essai de Raphaël Doan coécrit avec ChatGPT. Des poussées qui, malgré quelques beaux succès (5 000 exemplaires vendus de Et si Rome n'avait pas chuté), restent anecdotiques face à la masse de titres publiés chaque année. 

Qui a peur de l-intelligence artificielle ?1.jpg
Virginie Clayssen, présidente de la commission numérique du SNE et directrice du patrimoine et de la numérisation à Editis.- Photo OLIVIER DION

« L'édition a une position conservatrice vis-à-vis de l'IA », remarque David Defendi, fondateur de Genario, une application basée sur l'IA pour aider les auteurs dans l'écriture. « 80 à 90 % de notre chiffre d'affaires est généré par la partie scénario. Celle des livres ne représente qu'une petite part », regrette celui qui s'ouvre désormais à l'international, en Espagne et dans le monde anglo-saxon, où le marché « est plus accessible ». Même constat pour la start-up française de traduction assistée Geo Comix qui a dû déposer le bilan en juin dernier avant d'être rachetée par De Marque. « Historiquement, l'édition est un marché qui prend son temps », justifie Marc Boutet, président du groupe. Comme David Defendi, c'est vers l'international que le Québécois se tourne : « On travaille avec l'espagnol ECC Cómics, on discute avec Planeta et on voit déjà apparaître un certain intérêt du Japon et de la Corée pour ce que l'on fait. »

La partie immergée de l'iceberg

Mais le pas de deux édition française-IA ne s'arrête pas là. Suivant le tracé discret et opaque des politiques éditoriales internes, l'usage de l'intelligence artificielle fait son chemin pour s'ancrer durablement dans les pratiques. « Les maisons d'édition mutualisent, notamment au sein du SNE, leurs efforts de veille, leur compréhension des enjeux, et se mobilisent pour le respect du droit d'auteur. Elles demeurent par ailleurs discrètes sur leurs projets en cours, concurrence oblige », éclaire Virginie Clayssen, présidente de la commission numérique du SNE. Également directrice du patrimoine et de la numérisation à Editis, elle confie : « Comme tous les groupes d'édition, nous suivons cela de très près. Des expérimentations sont en cours dans différentes entités du groupe. » Une partie immergée de l'iceberg difficilement chiffrable sur laquelle plane une forme d'omerta et qui toucherait en premier lieu les petites mains de l'édition. « Ce sont des pratiques invisibilisées que personne n'assume publiquement », déclare le collectif En chair et en os.

« Dès juillet 2022, on a commencé à voir certains de nos membres perdre des projets alimentaires. Est ensuite arrivé un effet de spam. Toute cette nouvelle matière créée par les IA a bouché le flux, déjà dense, de contenus », détaille Stéphanie Le Cam, directrice de la ligue des auteurs professionnels. À cela, la spécialiste des sciences sociales du travail ajoute une problématique d'appropriation des œuvres par les IA. « Et le phénomène va s'amplifier, s'alarme-t-elle. Vous imaginez bien qu'entre payer 500 euros un illustrateur pour une couverture et 20 euros par mois un abonnement à Midjourney, le choix est vite fait... » Côté traducteurs, même problème : pour certains éditeurs, l'IA n'est pas vue comme une valeur ajoutée mais comme un moyen de réduire les coûts grâce à la post-traduction, une technique consistant à prétraduire un texte avec une IA. « Les tarifs actuels de la post-édition avoisinent les 50 % de la rémunération habituelle de la traduction. La post-édition aura également un impact sur le statut des traducteurs qui risquent de perdre leur qualité d'auteur et seront traités à terme comme des prestataires de services sans rémunération liée à l'exploitation de leur œuvre », s'inquiète Sophie Aslanides, présidente de l'Association des traducteurs littéraires de France (ATLF). « Les premières victimes sont la jeune génération de traducteurs, ceux qui sortent des études, qui n'ont pas encore de réseau ni de revenus : ils n'ont pas d'autre choix que d'accepter ces missions sous-payées », précise En chair et en os. Créé il y a peu, le collectif a déjà rassemblé plus de 3 000 signataires pour son manifeste de la traduction humaine. Une nouvelle étape dans ce bras de fer entre l'homme et la machine qui ne semble pas près de s'arrêter. 

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