Liban

La librairie Antoine de Bab-Idriss en 1982, détruite pendant la guerre civile.- Photo ARCHIVES FAMILLE NAUFAL

Rien ne prédestinait Antoine Naufal, né en 1912, à devenir libraire. Sa famille - des chrétiens maronites, installés en Cilicie, puis chassés de Turquie par les exactions kémalistes et rentrés dans leur Liban d'origine - pratiquait le commerce des étoffes. A 14 ans, Antoine avait quitté l'école, pour laquelle il ne se sentait aucune prédisposition, et travaillait déjà avec ses parents. Mais les lourds ballots de tissu qu'il faut porter sur ses épaules, dérouler et réenrouler sans cesse ne le passionnent pas. Un beau jour, il part à la recherche d'un nouveau gagne-pain, et trouve une place d'apprenti dans une librairie beyrouthine, la librairie du Foyer. Son patron est un catholique intransigeant. A un client qui lui réclame Les fleurs du mal (encore à l'Index), il répond : "Nous ne vendons pas ce genre de livre, jeune homme. » Mais pour le jeune Antoine, qui n'a pas encore 20 ans, les livres n'ont pas pour seul avantage de peser moins lourd que les ballots de tissu : ils parlent d'un monde autrement plus complexe que la confection, et dans lequel il va se jeter à corps perdu, avec l'audace et l'enthousiasme des néophytes.

La librairie intacte dans les années 1960.

Très vite, il rêve de se mettre à son compte. C'est chose faite en 1933 - il n'a que 21 ans : il reprend un petit local en plein centre de Beyrouth, rue de l'Emir-Béchir, dans lequel tous les commerces qui se sont succédé ont fait invariablement faillite. Pas superstitieux, ou au contraire résolu à vaincre le sort, Antoine Naufal installe son 1,90 mètre - d'emblée, il fut un "grand" libraire... - dans les 30 mètres carrés qui composent désormais son royaume. Le succès est rapide. Dès 1934, la librairie "du Grand Théâtre" (en raison de la proximité du Grand Théâtre de Beyrouth) est cataloguée comme l'une des principales de la ville. Ses frères, Pierre, électricien dans une usine, et Emile, étudiant en droit, le rejoignent à l'heure du déjeuner pour l'aider à satisfaire les demandes les plus pressantes. Bientôt, ils abandonnent tout à fait l'un son travail, l'autre ses études pour être de l'aventure de la librairie. En 1939, un deuxième point de vente ouvre dans le quartier de Bab-Idriss. Cette fois, on ne parle plus que de "librairie Antoine". D'autres succursales s'ajouteront au fil des décennies.

Un petit empire

Antoine Naufal avec Françoise Sagan en 1954.

Mais comme beaucoup de commerces beyrouthins, la librairie Antoine paiera un lourd tribut à la guerre civile libanaise : en 1975, et encore en 1982, le magasin de Bab-Idriss sera réduit en cendres. C'est - déjà - de l'histoire ancienne. Aujourd'hui, le groupe Antoine, dirigé par Sami Naufal, le fils de Pierre, est un petit empire qui emploie près de 400 salariés, répartis dans six sociétés (librairie, distribution, messageries de presse, ventes sur Internet...), et impose sa marque sur tout le Moyen-Orient, avec des points de vente jusqu'en Jordanie. Le groupe Antoine est par ailleurs, depuis la Libération, l'allié historique d'Hachette dans la région.

Charme

C'est du reste chez une filiale d'Hachette, Calmann-Lévy, que paraît Les très riches heures d'Antoine Naufal qui revient sur le parcours du fondateur du groupe. Il ne s'agit pas d'une biographie stricto sensu d'Antoine Naufal, et si l'ouvrage manque parfois de rigueur informative et chronologique, il possède d'autres qualités qui font tout son charme. Beyrouth est une ville cosmopolite à nulle autre pareille : un mélange de souk aux odeurs épicées, de centre affairiste, de capitale intellectuelle et culturelle et de patchwork de communautés. Antoine Naufal, disparu en 1981, était de ce monde-là, jusqu'à l'incarner. Ce livre est au diapason de son univers - on pourrait parler d'une biographie "à l'orientale" : discursif, avec ses multitudes de petites histoires dans la grande Histoire (celle du Liban des années 1920 à nos jours) et sa galerie de personnages attachants, parfois simples clients de la librairie, mais qui entretenaient avec elle une relation particulière. Comme cette Georgine, épouse d'un riche banquier, dont le coeur palpitait à la lecture de Madame Bovary, et qui poursuivait une liaison adultère avec un concessionnaire automobile qu'elle retrouvait à la librairie Antoine, avant d'aller cacher quelque part leurs étreintes. Une mise en abyme qui n'aurait certainement pas déplu à Flaubert.

Les très riches heures d'Antoine Naufal, libraire à Beyrouth de Nada Anid, Calmann-Lévy. 236 p., 18,25 euros. ISBN : 978-2-7021-4310-0. Parution : 25 avril.

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