Histoire de l'édition

Lire pendant l'Occupation, malgré tout

La Librairie universelle, 89, rue de la Pompe, à Paris, en novembre 1940. Achetée par Pierre Brossolette et son épouse, elle servit de boîte aux lettres aux résistants. - Photo Archives Pierre Brossolette

Lire pendant l'Occupation, malgré tout

En guerre, la lecture s'impose plus que jamais comme une nécessité. Dans une étude très documentée à paraître le 10 janvier, l'historien Jacques Cantier examine le cas de l'Occupation où éditeurs, libraires et bibliothécaires ont continué à maintenir l'ordre des livres dans le désordre des temps. _ par Laurent Lemire

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Par Laurent Lemire,
Créé le 04.01.2019 à 11h48

Il faut tenir car cela ne durera pas. Les éditeurs, les libraires et les bibliothécaires ont traversé l'Occupation avec cette conviction. Et les écrivains ? Pour eux, c'est plus compliqué. Certains ont cru à cette Europe nouvelle, la rage au bout de la plume, et déjà bien avant la guerre. D'autres se sont réfugiés dans le silence, la clandestinité ou le combat. Tout cela est connu. L'intérêt de l'étude de Jacques Cantier (université de Toulouse Jean-Jaurès), qui reprend son habilitation à diriger des recherches (HDR), réside dans son exploration méticuleuse et sa compréhension de la chaîne livre durant ces années noires. Par ce triptyque « livres, lecteurs, lectures », il offre une vision très riche sur le sujet.

De 1940 à 1944, la loi de l'occupant impose contraintes administratives, censure permanente, pénurie de papier, aryanisation des entreprises et convoitises envers certaines maisons prestigieuses comme Gallimard. Les livres, eux aussi, subissent l'ordre nouveau de Vichy. Derrière la destruction, la spoliation des biens juifs et la propagande menées par les Allemands, l'Etat français s'emploie à refondre les manuels scolaires, à contrôler l'édition pour la jeunesse et à censurer les « mauvaises lectures » qui pourraient déplaire au Reich et au maréchal. La ligne de démarcation s'avère aussi une frontière rigoureuse pour le passage des livres. Les ouvrages imprimés en zone libre par des éditeurs situés en zone occupée doivent obtenir une autorisation pour circuler. En 1940, dans la zone occupée, plus de 20 000 volumes sont saisis dans les bibliothèques à Paris et en province par une opération conjointe de la Geheime Feldpolizei allemande et de la police française.

Jacques Cantier a collecté tous ces éléments pour tenter une approche de l'univers mental de cette période. Il montre que la lecture n'est pas en retrait, au contraire, malgré les difficultés quotidiennes à vivre, et peut-être même à cause d'elles. Que faire d'autre que lire pour garder le moral en attendant la délivrance ? Evidemment, il y a la censure omniprésente et l'historien détaille toutes les mesures qui contraignent les éditeurs et les auteurs dans la direction de la révolution nationale. Certains, pourtant, comme Pierre de Lescure ou Jean Bruller - alias Vercors - bravent les interdits et créent les éditions de Minuit.

Lire c'est vivre

Dans un monde défiguré par la guerre, les éditeurs, les libraires et les bibliothécaires ont travaillé à conserver à la culture une forme humaine, voire humaniste. Ils ont maintenu l'ordre du livre dans le désordre des temps. Car lire, c'est vivre, malgré tout, même si un Georges Hyvernaud dans son stalag se moque du discours lénifiant sur la culture rédemptrice lorsque tout n'est que misère et souffrance autour de soi. Hors des camps, la lecture sert à s'évader.

Dans ces années noires, il semble qu'il y eut une attention particulière à ce vice impuni, comme disait Valery Larbaud. Lire devenait une exigence, pas seulement une distraction. Entrer dans une librairie ou dans une bibliothèque relevait d'un acte réfléchi, quelquefois dangereux. C'est bien ce qui transparaît dans cette étude où la technique s'efface derrière l'éthique lorsque sont évoqués les lecteurs prisonniers ou une lectrice en sursis comme la radieuse Hélène Berr, qui avait mis tout son espoir dans les livres. W

Jacques Cantier, Lire sous l'Occupation. Livres, lecteurs, lectures, 1939-1944, CNRS éditions. 25 euros ; 380 p. ISBN : 978-2-271-09332-5. En librairie le 10 janvier.

Fragments des années noires

Du panorama très complet dressé par Lire sous l'Occupation, nous avons retenu six extraits qui restituent l'atmosphère du monde du livre de l'époque.

La queue pour Thucydide

Robert Laffont en 1941, éditeur à Marseille.- Photo DR

Dans un article paru dans LeTemps du 2 décembre 1941, le journaliste Robert Pimienta évoque la revanche du livre dans la capitale occupée. « On lit à Paris, note-t-il, bien davantage qu'aux temps heureux, mais on n'y fait plus les mêmes lectures. Les journaux sont moins répandus et d'ailleurs le nombre en a singulièrement décru. Mais il se lit beaucoup plus de livres, et particulièrement de classiques et d'ouvrages d'information, d'histoire et de documentation. » Il dit avoir fait la queue dans le magasin de la Librairie Guillaume Budé pour essayer en vain d'obtenir un Thucydide.

Le polar en tête

La vogue du roman policier, qui s'était affirmée durant l'entre-deux-guerres, se prolonge également sous l'Occupation. Albert Pigasse en témoigne en 1941 dans l'enquête des Cahiers du livre. Le directeur de la Librairie des Champs-Elysées a contribué à populariser le genre en lançant en 1927 les éditions du Masque, rapidement identifiées à la couverture jaune et à l'emblème du loup traversé d'une plume. Aux Cahiers du livre, Pigasse dit avoir écoulé, depuis l'armistice, dans la seule zone occupée, autant de livres qu'il en distribuait autrefois pour toute la France, les colonies et les pays de langue française. La réouverture de ce qu'il appelle la « zone inoccupée » lui permettrait de doubler son tirage si le manque de papier ne lui imposait de limiter sa production. Il défend avec vigueur les lettres de noblesse du genre auquel il voue sa maison. Le roman policier tel qu'il le conçoit « est une distraction de l'esprit : pas d'étalage de crimes, pas d'immoralité, simplement une énigme à résoudre ».

La surveillance des libraires

La surveillance des librairies reste pesante tout au long de la période de l'Occupation. Le journal d'Henri Drouot, professeur d'histoire à la faculté de Dijon, témoigne au quotidien de cette pression à travers les notations consacrées aux tribulations de la Librairie Rigollot, « maison catholique et d'esprit français » installée rue de la Liberté. Le 14 octobre 1940, Drouot apprend que le libraire vient de mourir d'un anthrax mal soigné dans un camp de prisonniers. Son fils, étudiant à la faculté de droit, lui explique que des inspecteurs allemands passent de temps en temps à la librairie et interdisent la vente de certains livres. « La liste de proscription est longue et assez étrange », note Drouot. A la fin du mois de février 1941, il évoque l'ouverture d'une « librairie boche » dans la même rue de la Liberté. Dans la vitrine, il voit « uniquement des livres en allemand, avec de gros titres sur du carton en couleur et à peu près exclusivement consacrés à Hitler, à ses coéquipiers, aux doctrines nazies ». Les librairies françaises, bien pauvres depuis l'Occupation, lui paraissent néanmoins plus diversifiées encore dans leur contenu. Il note que les soldats d'occupation les fréquentent d'ailleurs plus volontiers que la librairie allemande.

L'effondrement du chiffre d'affaires

Le montant des chiffres d'affaires de la librairie et de l'édition n'est pas connu pour l'année 1940 ni pour 1944. En revanche, pour les trois années intermédiaires, on peut constater une hausse sensible. La donnée massive qui structure la période est la contraction brutale du tonnage de papier disponible. A partir d'estimations faites en fonction du poids moyen d'un livre, on a pu déduire que 112 millions de nouveaux volumes ont été mis en circulation de 1941 à 1944. Or, pour la seule année 1938, 152 millions de volumes avaient été publiés. On peut donc déduire que l'offre des années d'Occupation se caractérise par un déficit de près de 500 millions de volumes par rapport aux tendances de la fin des années 1930.

La fréquentation des bibliothèques

D'autres données, provenant des bibliothèques de province, soulignent que la soif de lecture n'est pas l'apanage du public parisien. La bibliothèque municipale de Lyon, qui enregistrait 79 183 entrées en 1938, en reçoit 128 606 en 1941 et 115 985 en 1942. A Toulouse, les années de guerre sont également marquées par une hausse de fréquentation de la bibliothèque municipale. Les nouveaux locaux, inaugurés en 1935, regroupent les 220 000 volumes de l'ancienne bibliothèque d'étude et les 20 000 volumes voués au prêt à domicile de la bibliothèque populaire. En 1939, 64 000 volumes ont été communiqués ; en 1940, leur nombre dépasse les 100 000. « Autre fait significatif, le nombre de volumes communiqués qui était de 450 par jour l'an dernier a toujours dépassé 700 au mois de novembre, ce qui prouve que nous avons affaire à un public sérieux qui vient lire et non chercher un endroit où l'on peut se reposer ou écrire commodément », note la bibliothécaire en chef dans un courrier de décembre 1940.

Un livre plus cher

La question du prix des livres constitue également une question sensible. Dès le mois de juin 1942, les éditeurs français, mettant en avant le coût des matières premières, demandent au Comité d'organisation une augmentation de 70 % des tarifs des ouvrages vendus plus de dix francs en 1939. Les services allemands opposent leur veto. Les discussions aboutissent à la mise au point par Marcel Rives d'une directive 168, communiquée aux professionnels à la fin de l'été 1943. Loin de répondre aux attentes des éditeurs, le nouveau texte précise que, pour faire homologuer le prix de vente au public, l'éditeur doit déposer auprès du Comité une fiche de fabrication détaillée et une fiche de décomposition du prix.

Cette nouvelle réglementation suscite au sein de la profession un vent de fronde qui va marquer dès lors les derniers mois de l'Occupation. Maurice Girodias, le dirigeant des éditions du Chêne, en est l'un des acteurs les plus décidés. Officiellement, l'opposition de Girodias à la directive 168 repose sur son refus de voir limiter de façon administrative à 3,7 % du prix de vente la marge bénéficiaire de l'éditeur, décision arbitraire méconnaissant à ses yeux les aléas du métier. Dans ses Mémoires, il ne cache pas qu'il était tout aussi furieux d'être empêché de recourir au marché noir pour l'achat de papier par la nécessité de produire toutes les factures rentrant dans la fiche de fabrication.

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