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Malaise dans la bibliothèque

La bibliothèque de la Sorbonne. - Photo Olivier Dion

Malaise dans la bibliothèque

Alors que se réunit du 9 au 11 juin à Clermont-Ferrand le congrès de l’ABF sur le thème de l’innovation, les bibliothécaires manifestent, sur Internet ou dans les rues, leurs inquiétudes devant les maux qui affectent un métier ébranlé par une crise identitaire et la réduction de leurs ressources budgétaires.

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Par Aimie Eliot
Créé le 10.06.2016 à 02h30 ,
Mis à jour le 10.06.2016 à 08h14

Debout les bibs ! Un hashtag sur Twitter, une pétition et un même objectif : donner de la voix pour faire connaître le malaise qui touche la profession. Une partie des bibliothécaires ont rejoint ceux qui se sont engouffrés dans la brèche ouverte par le mouvement Nuit debout afin de dénoncer leurs mauvaises conditions de travail. Faisant écho aux grèves qui se sont multipliées ces derniers mois dans plusieurs établissements de l’Hexagone, la pétition lancée en mai sur le site Internet Change.org dénonce la multiplication des "affronts" faits aux bibliothèques : baisse des budgets, collègues non remplacés, fermetures d’établissements.

Lors d’une séance de Biblio remix, ateliers d’invention et de création participatives autour des services en bibliothèque (bibliothèque Louise-Michel, Paris, 2015).- Photo OLIVIER DION

La profession, réunie du 9 au 11 juin à Clermont-Ferrand pour un congrès de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) placé sous le signe de l’innovation (1), est malmenée, estime une représentante du syndicat Sud-Culture de la BNF. Celui-ci a lancé un mouvement de grève reconductible depuis le 7 mai pour dénoncer la précarité du secteur. "En sept ans, il y a eu 270 suppressions de postes à la BNF. C’est l’établissement du ministère de la Culture le plus touché par les réductions de personnel", estime-t-elle.

Pression, stress, fatigue

Dans ce climat tendu, le projet d’ouverture en nocturne de l’institution, tout comme les projets d’ouverture dominicale dans les bibliothèques municipales, est très mal reçu. "C’est la mode d’ouvrir plus, ça plaît aux élus, sauf qu’on nous demande de travailler davantage, sans moyens", tempête la syndicaliste.

Un jeune bibliothécaire du Val de Loire, qui préfère taire son nom, freine lui aussi des quatre fers : "Je suis d’accord pour qu’on s’adapte davantage aux besoins des usagers, mais on nous demande de travailler un dimanche sur trois sans revoir nos salaires et on a clairement précisé qu’il faudrait demander aux stagiaires de tenir l’accueil. Dans ces conditions précaires, c’est non."

Or, lorsque les moyens diminuent, cela affecte le moral des troupes, souligne une conservatrice de Lorraine, qui insiste elle aussi pour garder l’anonymat : "Une enquête de la médecine du travail sur les conditions de travail a été menée dans mon établissement. Pression, stress, fatigue, inquiétude face au lendemain sont les maux dont le personnel de bibliothèque fait le plus état."

Pour Romain Gaillard, conservateur de bibliothèque à la Canopée, à Paris (1er), les resserrements budgétaires contribuent à faire naître, dans la profession, une lourde impression de rejet. "Les bibliothécaires se sentent dévalorisés, assure-t-il. Ils ont l’impression d’exercer un métier qui n’intéresse plus personne. On leur renvoie l’image d’une profession poussiéreuse, dépassée, boudée par les élus." Le nombre d’inscrits, en baisse constante, n’aide pas à redorer leur blason. Mais "le miroir qu’on leur tend reflète une image dans laquelle ils ne se reconnaissent plus", affirme Romain Gaillard. Car le métier a foncièrement changé. "La bibliothécaire au chignon crépu, qui passe son temps à dire chut dans une salle de lecture silencieuse, c’est révolu", rappelle sa collègue Amandine Jacquet, bibliothécaire-formatrice. Depuis le début du siècle, la profession vit une transformation radicale, qui demande une plus grande capacité d’adaptation.

"On vit une véritable crise identitaire", lâche Guy Flodrops, responsable territorial de la médiathèque départementale du Nord. Le métier autrefois centré sur les collections, qu’on construisait patiemment derrière son bureau, à coups d’acquisitions, d’archivage et de désherbage, a été déstabilisé par l’arrivée du numérique et plus globalement par le changement du rapport des usagers à ces collections, qui ne constituent plus forcément la finalité d’une visite à la bibliothèque. "Avant, les collections étaient au cœur de notre travail, aujourd’hui, nous sommes au service des usagers", souligne Isabelle Vazard, directrice de la bibliothèque municipale de Condé-sur-Noireau.

Le bibliothécaire, dont la fonction de guide éclairé était autrefois dominante, voit ainsi son rôle complètement bouleversé. "Avant, le bibliothécaire était le gardien du temple, qui disait aux lecteurs ce qu’il fallait lire et ne pas lire, il détenait le Savoir, on venait chercher ses conseils", se souvient Nathalie Clot, directrice de la bibliothèque universitaire d’Angers. Aujourd’hui, il est avant tout à l’écoute et au service d’un public protéiforme qu’on connaît peu voire pas, puisque ceux qui peuplent les lieux sont de moins en moins des inscrits. Il s’agit davantage de passants, qui peuvent entrer une fois, sans jamais revenir. "La bibliothèque n’est plus réservée à une petite caste, issue de catégories socio-professionnelles favorisées, c’est un lieu où on peut croiser des migrants, des prostituées, des travailleurs indépendants", insiste Isabelle Vazard. Face à ce nouveau public, qui ne vient parfois pas du tout pour lire, il faut être un "super-bibliothécaire". "Nous devons nous adapter à la demande, elle peut être diverse et très éloignée de notre cœur de métier, poursuit la directrice de la bibliothèque municipale de Condé-sur-Noireau. Nous sommes amenés à aider quelqu’un à actualiser son statut sur Pôle emploi ou à charger son téléphone portable, ou encore communiquer avec des signes avec quelqu’un qui ne parle pas un mot de français."

Nouvelles fonctions

Dans ce méli-mélo de nouvelles fonctions, difficile de ne pas se sentir noyé. D’abord parce que la formation de bibliothécaire prépare peu à ce type de compétences. "Certes, on est en train d’élargir et de diversifier les cours, mais la bibliothéconomie fondée sur les collections reste au cœur de la formation", observe Guy Flodrops, qui forme chaque année des dizaines de bibliothécaires. Etre davantage ancré dans la société, cela peut aussi faire peur, souligne la directrice d’une bibliothèque de Lorraine. "Tout le monde ne se sent pas l’âme d’un assistant social", reconnaît-elle. Résultat : une certaine nostalgie gagne les rangs. "Il y a encore une part de conservateurs qui voudraient rester ce "sachant" dans sa tour d’ivoire", déplore Guy Flodrops. C’est aussi pour cette catégorie de professionnels que le changement est le plus rude. "Tout à coup, il faut répondre aux demandes des lecteurs qui veulent trouver des mangas ou lire du Musso ou du Levy, décrit Isabelle Vazard. Pour certains, cela a été un grand choc de voir entrer des jeux vidéo dans la bibliothèque."

Si ces bouleversements perturbent, c’est aussi parce qu’ils demandent des qualités ou des appétences qui ne sont pas forcément celles de ceux qui choisissent la profession. "Ceux qui se sentent mal sont souvent des personnalités introverties qui n’aiment pas être sur le devant de la scène, explique la directrice d’une bibliothèque lorraine. Certains collègues se sentent démunis, pris en étau, face à un métier qu’ils ont choisi, mais qui ne ressemble plus à ce qu’ils pensaient faire."

Convaincre les élus

Contraints de gérer les incertitudes sur leurs fonctions et la nouvelle identité de leur métier, les bibliothécaires peinent à convaincre autour d’eux de leur légitimité. "Depuis les élections et la réforme des collectivités territoriales, une nouvelle génération d’élus est arrivée et, pour eux, les bibliothécaires doivent prouver leur utilité pour obtenir des crédits. Or, lorsqu’on vit une refonte totale de sa profession, être dans cette position n’est pas facile", souligne Romain Gaillard. Les bibliothécaires se disent conscients qu’ils devront dialoguer davantage avec leur tutelle, qu’ils avaient pris jusque-là soin d’éviter "pour s’assurer de toujours rester indépendants", justifie Amandine Jacquet.

Prouver son utilité. Encore faut-il qu’on s’intéresse aux lieux, rétorquent les plus réticents. "Quand on discute avec les élus, il y a un tel décalage entre ce qu’on vit nous et ce qu’ils croient eux ! On sent qu’ils ne mettent jamais les pieds chez nous", s’insurge un bibliothécaire du Val de Loire. Car il suffit de passer la porte pour s’apercevoir que de nombreuses bibliothèques sont devenues des lieux de vie, qui répondent aux besoins des habitants. Un argument politique de poids face aux élus.

Si les bibliothécaires ont le sentiment d’avoir perdu la reconnaissance de leur tutelle, beaucoup soulignent toutefois qu’elle a été remplacée par les nombreuses manifestations de satisfaction de leur public, qu’ils côtoient désormais davantage. "C’est tout de même valorisant de travailler dans une bibliothèque remplie d’humains et d’être en interaction avec eux", s’amuse Nathalie Clot. "Les gens savent nous le dire, et de façon très spontanée lorsqu’ils se sentent bien dans le lieu, ou qu’ils trouvent ce qu’ils sont venus chercher, renchérit Isabelle Vazard. Cela devrait nous aider à nous convaincre qu’on sert à quelque chose et à saisir l’opportunité de contribuer à construire une nouvelle bibliothèque."

(1) Voir notre dossier "Congrès de l’ABF : réinventer la bibliothèque" dans LH 1088, du 3.6.2016, p. 51-62.

"Le troisième lieu a bouleversé la profession"

Amandine Jacquet.- Photo DR

Amandine Jacquet est bibliothécaire-formatrice, et coordinatrice de l’ouvrage Bibliothèques troisième lieu publié par l’ABF.

La bibliothèque troisième lieu est foncièrement ouverte sur l’extérieur, elle fait partie du monde et de la société dans laquelle elle vit. On y vient pour se retrouver, pour y avoir des interactions avec d’autres personnes, où tout simplement car l’endroit nous plaît. Ce nouveau lieu bouleverse la relation que le bibliothécaire avait avec l’usager. Il oblige le bibliothécaire à repenser son rapport à cet espace, qui était son domaine et qu’il doit maintenant partager avec l’usager. Il est désormais un facilitateur qui n’est pas là pour prescrire des lectures et "élever le niveau", mais pour être à l’écoute des attentes de ceux qui fréquentent le lieu.

Il faut qu’il se considère comme une interface entre un usager et son projet. Il y a une notion de dialogue, d’ouverture qui entre en jeu. La prescription n’est plus à l’ordre du jour. Il s’agit dorénavant de questionner : "De quoi avez-vous besoin ?" Et de répondre au mieux aux attentes. Notre mission consiste à faciliter l’accès à l’information, à aider à la construction des citoyens tout en contribuant à l’égalité des chances.

Il faut décloisonner la bibliothèque et son offre, mais en restant cohérent. Inspirées par les Néerlandais, les Scandinaves ou les Nord-Américains, des bibliothèques ont intégré des grainothèques ou des banques de prêt d’outils de bricolage en ville. Ce sont de beaux projets car ils contribuent à faire vivre l’économie participative. Toutefois, il faut faire attention à ne pas proposer tout et n’importe quoi. Il faut que cela s’inscrive dans un projet, et s’assurer qu’ils répondent à un besoin. Sinon, la bibliothèque sera décrédibilisée auprès du public et des élus.

Des bibliothécaires ouvreurs de portes

 

Si les nouveaux défis de la profession effraient certains bibliothécaires, beaucoup y voient l’opportunité de réinventer leurs établissements en y menant des projets inédits.

 

Atelier radio à la médiathèque de Blois.- Photo MÉDIATHÈQUE DE BLOIS

"C’est justement parce que la profession est en train de muter et qu’elle est complètement bouleversée que j’ai eu envie de changer de carrière et de me lancer dans le métier de bibliothécaire", s’exclame Delphine Rosier. La jeune femme a décidé de plaquer son métier de chargée de mission dans l’événementiel pour redevenir étudiante et préparer un DUT Métiers du livre et du patrimoine. Loin d’aborder la profession avec l’anxiété de certains de leurs pairs en poste depuis plus longtemps, les bibliothécaires de la nouvelle génération appréhendent avec sérénité les nouveaux défis d’un métier en pleine métamorphose.

Des livres et des fab labs

Hadrien Sayf, bibliothécaire à la médiathèque de Blois depuis 2009, a vu dans ce métier un bon moyen de concilier son goût des livres et des nouvelles technologies. "Je suis un passionné de nouvelles technologies, de création numérique et des questions liées à la protection de notre vie privée sur Internet, raconte le jeune homme. A mon arrivée ici, j’ai proposé des ateliers numériques, car je considère qu’une bibliothèque ne doit pas être un musée de livres. Bien sûr, je suis triste quand on met aux archives tout un rayon de poésie parce qu’il ne sort jamais, mais si c’est pour installer des imprimantes 3D et mettre en place un fab lab au sein de l’établissement, alors c’est un mal pour un bien."

Puiser dans les compétences extraprofessionnelles de chaque bibliothécaire est l’une des clefs brandies par Xavier Galaup, président de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), pour repenser les établissements, mais aussi plus largement les contours de la profession. "Dans ce contexte où la bibliothèque devient un lieu multifonctionnel, où des actions culturelles diverses doivent être menées pour donner envie aux gens d’entrer ici, c’est aussi une belle occasion de permettre aux bibliothécaires d’exploiter leurs talents, artistiques ou sportifs, et de devenir de véritables acteurs de la vie des établissements, estime- t-il. Face au malaise, c’est aussi une manière de revaloriser le travail, qui devient alors beaucoup plus créatif."

Observer pour innover

Loin d’être une nouvelle recrue dans l’univers de la bibliothèque, Isabelle Vazard, la directrice de la médiathèque de Condé-sur-Noireau, vingt ans de métier, s’enthousiasme des mutations de son secteur sans une once de nostalgie. "Aujourd’hui, explique-t-elle, mon travail, c’est d’observer. Il s’agit de repérer ces groupes de jeunes qui viennent à la bibliothèque pour travailler sur un projet de lancement d’une entreprise, de voir qu’un groupe de mamies vient ici pour tricoter ensemble. Puis d’essayer d’adapter les lieux à ces rencontres." Et la culture dans tout ça ? "Cela reste notre mission principale, rétorque Isabelle Vazard, mais lorsque j’entends des gens demander si l’entrée de la médiathèque est payante, alors je me dis qu’il faut ouvrir encore plus les portes, sinon tout notre travail ne servira à rien."

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