Après une croissance inédite, le marché du livre jeunesse, pourtant troisième segment de l'édition en valeur, ralentit. Si le young adult, dopé par la bestsellerisation et le phénomène TikTok, tire le secteur vers le haut, d'autres segments commencent à manquer de souffle. En dépit d'une offre foisonnante, celui du middle-grade, ensemble des publications à destination des 8 à 12 ans, n'y échappe pas.
« C'est une catégorie qui a explosé il y a une quinzaine d'années et qui vit désormais des moments difficiles », confirme Laurence Bareyre, responsable éditoriale chez Michel Lafon Jeunesse. « On pourrait penser que le middle-grade est dynamique parce que les enfants de cet âge-là lisent beaucoup mais, en quatre ans, le segment a connu une baisse de 24 % tous formats confondus », déplore Céline Charvet, directrice éditoriale de Casterman Jeunesse.
Écrans partout, lecture nulle part ?
Et l'année 2024 n'aura pas été celle d'un soubresaut inespéré. D'après nos données GFK, le segment a encaissé une nouvelle perte de vitesse (-2,9 % en volume et -2,1 % en valeur), qui n'épargne ni les nouveautés (-9 % en valeur) ni le fonds récent (-14,5 % en valeur), suscitant l'inquiétude de l'ensemble des éditeurs. « Les enfants sont de plus en plus souvent et de plus en plus tôt sur les écrans », s'alarme Murielle Couëslan, directrice des éditions Rageot, rappelant que l'âge moyen d'acquisition du premier smartphone est de 11 ans.
Outre cette redoutable surexposition médiatique, les professionnels du livre constatent aussi un décrochage de la lecture de plus en plus marqué. « Il y a toute une génération de lecteurs qui a vu son apprentissage de la lecture abîmé par la pandémie de Covid », tente d'expliquer Isabel Vitorino, directrice éditoriale d'Hachette Romans. Autant d'écueils que les éditeurs doivent apprendre à contourner, alors que la captation de ce jeune lectorat, éclaté par nature, constitue déjà un défi à part entière.
« Le middle-grade est un segment large, hétéroclite et foisonnant, mais au sein duquel existent de grandes disparités en termes de maturités et de capacités de lecture », décortique Karine Van Wormhoudt, directrice adjointe d'Albin Michel Jeunesse. Période de transition entre l'enfance et l'adolescence, le middle-grade débute à la fin de la primaire et accompagne l'entrée au collège. Il est donc un segment pivot que les éditeurs ont tout intérêt à creuser et à renouveler pour former les lecteurs de demain.
Le règne des classiques
Éditeur d'Harry Potter, la saga middle-grade par excellence qui caracole en tête des ventes depuis plus de vingt ans, Gallimard Jeunesse l'a très bien compris. « Le middle-grade est au cœur du roman jeunesse et Folio Junior est l'épine dorsale de notre catalogue », relate son directeur éditorial, Thierry Laroche. Pour conserver son statut de leader, la maison peut d'ailleurs compter sur la durabilité du Royaume de -Kensuké de Michael Morpurgo (1999) ou des Royaumes de feu de Tui T. Sutherland. Des séries aussi indétrônables du top 20 des meilleures ventes du segment que le sont les intemporels Le petit prince et Vendredi ou la vie sauvage.
De la même façon, Bayard Jeunesse continue d'éprouver le succès des feuilletons patrimoniaux tels que La cabane à étages, dont un énième opus est attendu en juillet. À celui-ci s'ajoute la réussite de la novellisation du phénomène Mortelle Adèle, dont bénéficie aussi Rageot avec la série poche best--seller Les enfants de la résistance, dont un 9e tome est paru début septembre 2024. « La novellisation permet d'assurer une passerelle entre les univers, de continuer à capter le jeune lecteur et de l'inviter à explorer différents formats », détaille Maëlle Alan, responsable éditoriale chez Pocket Jeunesse, annonçant la déclinaison en 2026 de la série Elliot au collège de Théo Grosjean.
Encore aujourd'hui, le fonds ancien des maisons constitue l'essentiel des meilleures ventes du middle-grade. Un constat pas si réjouissant tant il en dit long sur la difficile pénétration des nouveautés sur le marché (seulement 20,9 % du segment en volume et 23,36 % du chiffre d'affaires contre plus de 50 % pour le fonds ancien).
« Contrairement au young adult, le middle-grade est une section pour laquelle on ne peut pas compter sur les réseaux sociaux comme relais promotionnels puisque les jeunes de cet âge-là ne sont pas censés y être », rappelle Manon Sautreau, responsable éditoriale chez Poulpe Fictions. « Le middle-grade n'est plus ce qu'il était », corrobore Marion Hameury, responsable fiction jeunesse aux éditions du Seuil, constatant que désormais des best-sellers historiques, tels que -Journal d'un dégonflé de Jeff Kinney, souffrent à leur tour d'une érosion des ventes.
En dépit de ces difficultés, les éditeurs refusent de baisser les bras et s'efforcent de trouver de nouvelles stratégies. L'une d'elles consiste à se tourner vers des auteurs qui ont maintes fois fait leurs preuves. Ainsi, Rageot publie début juin La 6e sans problème de Sophie Rigal-Goulard, autrice de la série Quatre sœurs ; Michel Lafon Jeunesse mise sur Magdalena, connue pour Je suis en CP (Flammarion Jeunesse), et qui s'essaye désormais à l'entrée au collège avec À nous la 6e, tandis qu'Actes Sud Jeunesse a clôturé, fin mars, le Gang du CDI de Vincent Mondiot.
De son côté, Gallimard Jeunesse a inauguré le passage en poche des Renards de Bois-Pourri de Nadia Shireen et annonce la parution du 10e volume du Monde de Lucrèce de Marie-Anne Didierjean, -rendez-vous incontournable de septembre. Tandis que Bayard Jeunesse accueille Clémentine Beauvais en septembre avec Rouge, une nouvelle sur l'éreutophobie, la peur de rougir en public.
Pour tous les goûts
Surfant sur les tendances de prédilection du segment, Casterman Jeunesse poursuit la parution de la série d'aventures Robin Hood de Robert Muchamore, auteur de l'emblématique Cherub aux trois millions de lecteurs français. La maison mise également sur le nouvel opus d'Hôtel Heartwood. La famille de la forêt, « sorte de Mémoires de la forêt à la façon de Beatrix Potter », décrit son éditrice Céline Charvet.
« Nous essayons d'avoir une palette très large pour que tous les enfants puissent trouver ce qui leur convient, qu'ils soient petits ou grands lecteurs, adeptes de fantasy ou de réalisme, de séries ou de one shot », argue Murielle Couëslan de Rageot. Polars et thriller s'imposent donc comme de potentiels ressorts de lecture grâce à deux fortes entités : la collection poche « Heure noire », qui fête cette année ses 20 ans, et la collection « Enquêtes d'Europe », récemment enrichie de la série Bérénice enquêtrice.
D'autres privilégient plutôt les univers fantastiques, hérités d'une tradition anglo-saxonne qui en maîtrise tous les codes. « La littérature jeunesse telle qu'on la connaît aujourd'hui a été développée là-bas », abonde Thierry Laroche de Gallimard Jeunesse. Tropisme de longue date chez l'éditeur français de Roald Dahl et de Philip Pullman, la production anglo-saxonne occupe la moitié du catalogue middle-grade, et s'illustre aujourd'hui avec des titres, comme Impossibles créatures de -Katherine Rundell.
Poupée russe
Recette qui fait florès, la tendance infuse désormais dans l'ensemble des catalogues. Actes Sud Jeunesse a lancé Les Adelphides d'Alice Dozier. Casterman Jeunesse a traduit Pérégrine Quinn d'Ash Bond et s'est assuré un excellent démarrage avec L'école des pouvoirs secrets de César Mallorqui, dont trois nouveaux opus sont attendus d'ici à 2026. Bayard Jeunesse, de son côté, s'est offert La fille roi du pays maudit d'Éric Moreau et la duologie Gardien des éléments de Rachel Caine, à paraître fin mai.
Après quelques années de recul sur le segment, Hachette Romans est revenu en force avec la série espagnole Amanda Black de Juan Gómez-Jurado et Barbara Montes, là où Poulpe -Fictions favorise une politique d'auteurs tricolores avec Le secret des enchanteurs de Nadine Debertolis et Marine -Gosselin, dont le deuxième volet paraîtra à Noël. Hormis cette offre plurielle des genres, les éditeurs apportent également une attention particulière à l'accessibilité des ouvrages. Quitte à sur--segmenter les propositions éditoriales au sein même du créneau.
« Certains enfants de 10 ans sont de très bons lecteurs et iront aisément vers des titres dotés d'une pagination dense, avec le risque de tomber sur des contenus qui ne leur sont pas adaptés », prévient Élise Courtois, éditrice chez Talents Hauts. Dans la maison, deux collections distinctes manient ces divergences : « Livres et égaux » pour les 7-10 ans et « Zazou » pour les préadolescents de 8 à 12 ans. C'est avec ces mêmes préoccupations en tête que Milan a lancé, début février, la collection « Roman Milan », principalement adressée aux enfants de 9 ans et plus, et inaugurée avec La fille du magicien de Caryl Lewis et Les podcasts de la lose de Guillaume Naile.
Le grand retour de l'image
L'École des Loisirs fait une distinction entre ses collections, lancées bien plus tôt, « Neuf » et « Médium ». « Pour la première, les ouvrages sont quasi systématiquement illustrés et en couleur pour accompagner le passage vers une lecture totalement autonome », fait savoir Marie Labonne, directrice éditoriale du pôle romans. Sur le modèle de la série Les mémoires de la forêt, la série Ani -Fleurdépi est crayonnée par Annelore Parot, tandis que Tante Brigitte est revenue (21 mai) fourmille d'illustrations en noir et blanc signées Olivier Tallec.
« Le lectorat middle-grade entre de plus en plus dans la lecture par la bande dessinée et le recul global du segment nous oblige à être dans l'innovation sur les formats », poursuit Hélène Pasquet, directrice éditoriale fiction de Bayard, témoignant du succès du label « BD Kids ». Inspirés par les codes du 9e art, les éditeurs et éditrices se laissent ainsi séduire par une hybridation des formats, le roman illustré en tête de file.
9e art sous influence
« C'est agréable de lier ensemble le texte et l'image. Cela ouvre à davantage de créativité et permet ainsi de nouvelles expériences de lecture », argumente le directeur de Gallimard Jeunesse. Un champ des possibles dont Hachette Romans s'est saisi dès 2024 en créant la collection « Romans graphiques » qui accueille des séries comme Les lumières du Grand Nord de Malin Falch, Aude Pasquier ou Pattes de Nathan Fairbairn et Michele Assarasakorn, référencées dans les rayons « romans » en librairie.
Plus récemment, le Seuil Jeunesse a lancé son label de bande dessinée où la fiction contemporaine flirte avec une revalorisation de titres de fonds transposés au goût du jour. Une piste également explorée par Albin Michel Jeunesse avec L'Agence Toutou-Terrain ou L'académie des méchants. « Nous avons besoin de ces transitions, argue Karine Van Wormhoudt d'Albin Michel Jeunesse. Après tout, pour un enfant, c'est l'histoire qui prime ».




