Entretien

Marjane Satrapi : "Le mythe de l'écrivain maudit, pas compris, ne m'intéresse pas"

Marjane Satrapi : "Le mythe de l'écrivain maudit, pas compris, ne m'intéresse pas"

Quatre ans après Persepolis, le film qui soulève la vindicte des islamistes en Tunisie, Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud reviennent au cinéma avec l'adaptation de Poulet aux prunes, comédie mélodramatique, en salle le 26 octobre.

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Par Vincy Thomas,
Créé le 27.05.2015 à 18h32 ,
Mis à jour le 29.05.2015 à 15h17

Poulet aux prunes a été tourné en prises de vues réelles, tout en variant les styles visuels. Pourquoi cette option plutôt que de revenir à l'animation ?

"Ce serait plus confortable que je publie un Persepolis 5. Marjane en Europe. Je vendrais énormément d'albums ! Ce serait génial pour ma notoriété. Mais ça ne m'intéresse pas d'écrire la suite." MARJANE SATRAPI- Photo OLIVIER DION

Quand j'ai fait Persepolis, c'était déjà une première fois aussi bien au cinéma que dans l'animation. Là, le film se passe dans les années 1950, et Vincent et moi, on adore l'esthétique des films de cette époque : Hitchcock, Sirk, Powell... Ces films-là se tournaient en studio et utilisaient la pointe de la technologie du moment. Nous voulions retrouver cette ambiance. La différence se situe dans le découpage de l'histoire, son montage et le ton. D'habitude, il n'y a pas d'humour dans les mélodrames. Ici, il y a de la politique, on parle d'un rêve perdu, d'un homme désespéré dans un Iran sous tension.

Comment définiriez-vous Poulet aux prunes ?

C'est avant tout un film existentialiste. Sauf qu'un film qui est existentialiste et intellectuel et qui a l'air d'un film existentialiste et intellectuel, c'est un film chiant. Donc on peut se permettre, par-dessus tout ça, de faire de la magie. Et puis avec un sujet aussi lourd, il faut bien s'amuser. Le film est aussi naturaliste. Ce père est antipathique du début à la fin, mais, au bout du compte, on le comprend, comme dans la vraie vie. Cet homme n'aime pas ses gosses au début, il ne les aime pas plus à la fin. Il n'y a pas de rédemption. Mais comme j'ai besoin d'idéal, je rajoute un amour romantique. Je trouve ça beau de voir quelqu'un mourir d'amour pour une femme. J'espère connaître ça. Il faut un peu de panache dans la vie, sinon ça ne vaut pas la peine.

Quelle littérature se rapproche le plus de votre personnalité ?

Mes références littéraires sont classiques. Mes deux auteurs préférés sont Flaubert et Dostoïevski. Quand je lis Crime et châtiment, je ne suis pas contente, je veux que Raskolnikov, qui est un salaud, s'échappe plutôt que de se faire attraper. Vous l'aimez parce que vous comprenez ce qui se passe dans sa tête. J'aime savoir que chaque personne à un moment donné peut être digne et superbe. Et si j'aime Dostoïevski et Flaubert, c'est parce qu'ils sont drôles. Le nombre de fois où je croise des Bouvard et Pécuchet dans la vie  ! D'ailleurs, Vincent et moi, on est parfois des Bouvard et Pécuchet.

Et vous n'avez pas envie d'écrire un roman ?

J'ai déjà écrit un livre pour enfants. Ça a été bien reçu, j'ai même eu 2 T dans Télérama... (Rires.) Mais j'ai besoin d'images. J'aimerais bien écrire une fois un roman sur tout ce que je pense, mais je ne le ferai qu'à l'approche de l'ange de la mort.

Un ange que vous imaginez sous les traits d'Edouard Baer dans votre film...

Je voulais un ange de la mort un peu nonchalant, un peu mondain. De temps en temps, il a un coeur. Et il y a ce ton de dérision. La mort, c'est un scandale. Il vaut mieux en rire. Je ne serai pas là après ma mort de toute façon. C'est pour cela que j'aime les arts populaires. Le mythe de l'écrivain maudit, pas compris, ne m'intéresse pas. On peut créer en touchant le plus grand nombre sans que ce soit mauvais ou bête.

Cela fait sept ans que vous n'avez pas écrit, pourquoi ?

Le cinéma, c'est comme une drogue dure : une fois que vous en avez pris, vous savez que c'est bon. C'est pourtant très contraignant. Pour Persepolis, j'avais tout imaginé pour que ça ne se fasse pas, mais le producteur a cédé à toutes mes envies. On me donnait 5-6 millions d'euros pour apprendre une nouvelle chose qui m'aurait pris huit ans d'études ! Quand j'écris un livre, je suis à ma table : je m'achète le meilleur papier du Japon, la meilleure encre, je dessine à mon rythme... Alors que le plus petit film coûte plusieurs centaines de milliers d'euros. Il y a donc des tas de gens qui ont un avis sur le projet qu'ils financent. Et puis le cinéma, c'est une expérience collective. Ça ne m'est jamais arrivé d'être à un endroit où 2 000 personnes lisent un de mes livres, à la même vitesse. Le cinéma rend ça possible.

Le cinéma est aussi un travail collectif, contrairement à l'écriture.

Oui. J'ai pris beaucoup de plaisir à faire de la BD, mais c'était trop solitaire. Et là je préfère peindre si je veux travailler seule. J'ai écrit des bandes dessinées, des livres pour enfants, des articles, j'ai fait des illustrations de presse aux Etats-Unis et en Italie, et maintenant je peins pour une exposition en octobre 2012. Evidemment, ce serait plus confortable, d'un point de vue économique, que je publie un Persepolis 5. Marjane en Europe. Je vendrais énormément d'albums ! Ce serait génial pour ma notoriété. Mais Persepolis raconte une époque qui va de 1979 à 1994. C'est en rapport direct avec l'histoire de mon pays. Ça ne m'intéresse pas d'écrire la suite.

Ce ne doit pas être l'avis de votre éditeur, L'Association, qui a traversé une grosse zone de turbulences cette année.

Je ne me suis jamais mêlée de cette histoire. Persepolis, pendant un certain temps, a représenté une grande partie du chiffre d'affaires de L'Association. Donc ma parole aurait pris trop de poids. C'est un conflit entre Jean-Christophe Menu et les salariés. J'aime beaucoup Jean-Christophe, qui a toujours été mon éditeur. C'est un visionnaire. Je comprends aussi le désarroi des salariés. Est-ce que j'aurais apporté quelque chose ? Ce n'est pas que je sois devenue plus molle, mais je ne vais pas jouer les curés avec la sainte parole... Je déteste la mentalité des détenteurs de savoir. Parfois il faut savoir se taire. Pendant la révolution verte, les médias iraniens voulaient tout le temps mon avis. Franchement, moi à Paris, buvant mon café, j'allais leur dire : "Allez les Iraniens, sortez dans la rue, allez vous prendre une balle !" Et comment voulez-vous que je parle de l'Iran d'aujourd'hui ? Cela fait douze ans que je n'y suis pas allée. Il y a des chercheurs au CNRS qui sont bien plus compétents que moi !

Pourtant on vous sent engagée, passionnée par la politique...

Faire un film français sur l'Iran, qu'on tourne à Berlin, avec des acteurs qui viennent de France, du Portugal, d'Italie, d'Arménie, c'est déjà un acte engagé. C'est aussi une manière de me défendre comme artiste contre un racisme culturel. Ce n'est pas parce que je suis iranienne que je dois faire des films sur le voile, le nucléaire... Mais on me voit toujours comme la tiers-mondiste, l'Iranienne. Je ne m'estime pas comme ça. Je préfère raconter une histoire d'amour en 1958, parce que ça vaut tous les slogans. L'aspect humain doit toujours primer sur le reste. Là, nous voulions parler de la vie, de la mort, de l'art, de la beauté... Quand Mahmoud Darwich commence à écrire sur la beauté, et proclame "J'aime la beauté", ça devient une déclaration politique très forte.

Et quelle sera la suite de vos aventures ? Broderies ?

J'ai fait une lecture de Broderies en Italie. Si je l'adapte, ce sera au théâtre. Mon but n'est pas de faire des livres puis d'en faire des films. Je veux conclure ma trilogie. Persepolis était la première époque. Avec Poulet aux prunes, on remonte dans le temps, mais on est toujours dans la même généalogie. Le troisième film sera l'histoire de mon autre grand-mère, qui a fui la maison de son père déguisée en homme pour se marier avec mon grand-père, qui est devenu un grand joueur de cartes et qui se comparait tout le temps à Dostoïevski. Ça se déroule des années 1920 aux années 1960. Avec ces trois films, avec les différentes branches généalogiques du même arbre, on découvrira l'histoire de mon pays.

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