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Montréal : c'est pas l'Amérique

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Montréal : c'est pas l'Amérique

Le succès du Salon du livre de Montréal intervient au terme d'une année médiocre pour le livre au Québec, où les éditeurs, les distributeurs et les libraires sont confrontés comme en France aux incertitudes sur l'avenir du livre et aux fragilités du commerce de détail.

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Par Fabrice Piault
avec Créé le 15.04.2015 à 21h52 ,
Mis à jour le 16.04.2015 à 02h43

Qu'il pleuve, qu'il vente ou - plus rare désormais - qu'il neige, il y a presque chaque année un miracle du Salon du livre de Montréal. Toujours organisée avec professionnalisme et une précision millimétrique à cinq semaines de Noël, cette fois du 16 au 21 novembre, la manifestation ouvre la période des ventes de fin d'année en lui donnant le la. Et le public répond présent avec une fidélité remarquable. 124 500 visiteurs cette année, autant qu'en 2010 avec, d'après les principaux diffuseurs et distributeurs, des ventes en hausse sensible. "10 % en plus" pour le directeur général d'Hachette Canada, Christian Chevrier. "Un nouveau record", selon Stéphane Masquida, directeur commercial librairie des messageries ADP (groupe Quebecor). Pour le directeur général de Dimedia, Serge Théroux, non seulement le bilan du salon "annonce peut-être un bon Noël", mais, finalement, "on développe un discours de morosité alors que la situation n'est peut-être pas si mauvaise que cela".

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"UNE FORME DE PIÉTINEMENT »

Chacun l'espère, en pointant néanmoins les incertitudes et les dysfonctionnements d'un marché du livre que tous ont senti patiner en 2011 et même, en prenant du recul, depuis deux ans. "Le scolaire baisse, le reste du marché est à peu près stable", estime Stéphane Masquida. Pour la présidente de l'Association des libraires du Québec (ALQ), Marie-Hélène Vaugeois (librairie Vaugeois, Québec), "cette période demande beaucoup de travail pour peu de résultats". "Le marché est dans une forme de piétinement", complète le nouveau directeur général de la chaîne de librairies Renaud-Bray, Blaise Renaud. Christian Chevrier, qui note qu'il n'y a eu cette année "ni Twilight, ni Millénium, ni Marie Laberge" pour doper l'activité, voit les retours se fixer "autour de 30 %, contre 25-26 % d'habitude". "Au salon, les gens viennent acheter des livres. Mais sur le marché, on ressent leur manque d'argent, observe la P-DG du groupe Librex (Quebecor), Johanne Guay. La littérature résiste mais se recentre sur les best-sellers ; la cuisine et plus largement le pratique sont en chute libre, car tous les chefs ont leur site sur Internet, qui est plus structuré qu'avant et devient le premier recours du consommateur." "On réalise bien que le marché est plus difficile", renchérit le président du conseil et chef de la direction de Prologue, Guy Langlois, frappé par le fait que "les petits prix marchent bien".

MOINS DE RÉFÉRENCES

Dans la grande distribution, "plusieurs chaînes tendent à réduire la place du livre", s'inquiète notamment Guy Gougeon, directeur général de Flammarion Limitée. Costco, le principal opérateur sur ce circuit avec 18 succursales au Québec, a réduit le nombre de ses SKU (Stock Keeping Units, soit le nombre de références) dans le domaine du livre, qui passent de près de 340 à moins de 230 en quelques années.

Les librairies indépendantes, elles, sont plus visibles et mieux organisées depuis que 85 d'entre elles (sur 200 librairies agréées) coordonnent certaines opérations promotionnelles et commerciales au sein du groupement Liq (Librairies indépendantes du Québec). Le nouveau portail collectif de vente en ligne Ruedeslibraires.com (1) fonctionne bien même s'il pèse encore peu sur l'activité. "Nous recevons les premières commandes", se réjouit la directrice commerciale de Bayard Canada, Gilda Routy. Mais le réseau reste fragile. "Il est très vulnérable à toutes les transformations du marché et à l'arrivée du numérique, souligne Guy Gougeons. Les libraires vont devoir faire des investissements, et tous ne le pourront pas." "Il faut les aider à s'adapter", plaide Florence Noyer, future P-DG de Gallimard Limitée (voir p. 45).

Au même moment, la génération de libraires qui a émergé dans les années 1970 fait face à des problèmes de succession souvent insolubles. On a vu à la veille du Salon de Montréal les libraires Denis Lebrun (Pantoute, Québec) et Laval Martel (Les Bouquinistes, Chicoutimi) s'épancher dans le quotidien Le Devoir sur les difficultés à céder leur entreprise. "Avec des salaires faibles, des loyers, des prêts et du matériel informatique plus coûteux, il est plus difficile de créer ou de reprendre une librairie que dans les années 1970, confirme Marie-Hélène Vaugeois, qui elle a pu reprendre celle ouverte par sa mère en 1974. Et l'incertitude introduite par le numérique freine la relève éventuelle."

C'est pourtant une relève bien engagée, chez Renaud-Bray, qui inquiète le plus les éditeurs et les distributeurs. Sans vouloir être officiellement cités, ils sont quasi unanimes à critiquer la nouvelle orientation insufflée à leur premier client (plus de 20 % du marché) par son nouveau directeur général, Blaise Renaud, fils du fondateur (voir interview pages suivantes). "Alors qu'il a, comme tous les libraires agréés au Québec, 40 % de remise, il veut tout faire payer - livres sur les contremarches, vitrines spéciales, dépliants promotionnels - et obtenir des surremises quantitatives", s'étonne l'un d'eux. D'autres regrettent sa "vision impulsive et arrogante" ou "une méthode frontale qui n'est pas acceptable". "On tient compte de sa position, mais il est hors de question de déstabiliser l'ensemble de la librairie pour notre premier client", prévient un diffuseur. L'irritation est telle que le grand concurrent, Archambault (Quebecor), se trouve au contraire paré par tous de toutes les vertus. "Il développe le livre de manière très positive", constate Hervé Foulon, P-DG du groupe HMH.

Ces évolutions contribuent en tout cas à ressouder le monde du livre. Après plusieurs tentatives avortées par le passé, toutes les associations se sont enfin accordées sur une proposition de réglementation du prix du livre, avec des espoirs raisonnables de succès (voir p. 12). "Nous avons aussi évité l'application au livre de la TVQ [TVA québécoise] », se félicite Pascal Chamaillard, directeur général d'Edipresse et président de l'Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (Adelf). Au-delà, Hervé Foulon, qui préside le Conseil consultatif de la lecture et du livre, espère "une déclinaison dans le numérique de la loi 51", qui réglemente et protège la chaîne du livre.

Car les défis numériques mobilisent toujours l'édition. "La plupart des éditeurs québécois ont des versions numériques de leurs livres, assure le P-DG du Boréal et de Dimedia, Pascal Assathiany, et nous écoulons souvent 100 à 200 exemplaires numériques de nos meilleures ventes." Reste à faire décoller un marché qui représente moins de 1 % de l'activité. Les éditeurs s'appuient sur les entrepôts numériques de De Marque (l'opérateur d'Eden en France), ADP et Prologue. Mais ils n'ont pour l'instant que six clients : Renaud-Bray, Archambault, Librairie Mosaïque, Liq, Coopsco et Librairie Gallimard... En attendant Kobo et Apple.

(1) Voir LH 874 du 26.8.11, p. 57.

Blaise Renaud : "Changer de fond en comble"

Très critiqué par les distributeurs et les éditeurs, le nouveau directeur général de Renaud-Bray, tout juste 27 ans, défend sa stratégie pour développer le numéro un de la librairie québécoise.

"Je suis inspiré par les boutiques du commerce de détail. Je regarde, dans le monde, celles qui donnent envie d'y entrer, d'y rester, d'y acheter quelque chose. Il faut que la librairie soit attirante." BLAISE RENAUD- Photo OLIVIER DION

Fils de Pierre Renaud, cofondateur en 1965 de Renaud-Bray, qui en reste président, Blaise Renaud a pris en janvier la direction générale de la première chaîne de librairies québécoise après un diplôme de l'Ecole supérieure des affaires, à Beyrouth, et trois ans comme directeur commercial de la chaîne. A 27 ans, il dirige une entreprise qui assure plus de 20 % des ventes de livres au Québec et réalise avec 1 000 salariés un chiffre d'affaires de 125 millions de dollars canadiens (91 millions d'euros). Outre la librairie en ligne Renaudbray.com, qui pèse 6 % de son activité, adossée à un centre de distribution de 4 000 m2 avec 150 000 titres, Renaud-Bray détient 25 magasins, dont deux de plus de 2000 m2 à Montréal et à Québec.

Livres Hebdo - Quel regard portez-vous sur l'entreprise que vous dirigez depuis janvier ?

Blaise Renaud - Un regard ambitieux. A mon âge, il ne saurait être résigné même si c'est un des travers du monde du livre, où beaucoup de gens sont en fin de carrière. Nous sommes certes sur un marché de niche, mais où il y a beaucoup à faire. J'ai une clientèle potentielle de 7 millions de personnes, dont un quart sont peu concernés. Cela suffit pour faire des expériences et construire l'avenir d'une compagnie comme Renaud-Bray. Il ne s'agit pas d'ouvrir des succursales de 2 500 m2 dans les grandes villes : nous l'avons fait depuis longtemps. Mais je crois que notre concept unique au monde avec des livres, des jeux, des jouets et des objets peut être développé ici comme à l'étranger. D'autre part, alors que le numérique se développe, que le prix du transport augmente et que les ventes stagnent, il faut repenser les modèles économiques : je ne crois pas que les éditeurs français puissent continuer à passer par des distributeurs exclusifs au Canada en nous interdisant d'acheter en France.

Votre concept, où le livre génère 70 % de l'activité et les autres produits 30 %, va-t-il évoluer ?

Il évolue déjà. Il y a dix ans, les CD et DVD représentaient deux tiers de ces 30 %, contre un tiers aujourd'hui. Nous avons doublé nos ventes de jeux, jouets et objets. D'ailleurs le livre lui-même évolue dans ce sens puisque tous les éditeurs proposent, notamment en cuisine, des coffrets combinant livres et objets. Le mix-produit change. Au Québec, nous sommes dans l'après-baby boom qui a dopé les ventes de produits ludiques. Bientôt, ces enfants auront 13-16 ans. Aussi nous ouvrons-nous par exemple à des accessoires pour iPhone et iPad. D'ici à cinq ou six ans, nous serons peut-être à 35 % du CA hors livre en moyenne sur l'ensemble de la chaîne. Mais le livre demeure le socle de notre activité. Les autres produits occupent l'espace restant.

Allez-vous ouvrir de nouveaux magasins ?

Il y aura une dizaine de nouvelles petites succursales dans les trois ou quatre ans qui viennent. Nous entendons protéger une certaine diversité, en allant dans des régions où la demande progresse tandis que des librairies périclitent. D'ici à deux ou trois ans, nous aurons certainement aussi des plans à l'étranger, d'abord en Amérique du Nord, puis ailleurs en fonction des opportunités. Mais pour l'instant, mon objectif est de bâtir une équipe solide, capable de gérer des acquisitions dans d'autres langues.

Quelles sont les perspectives de votre librairie en ligne ?

A 6 % de notre chiffre d'affaires total, elle pèse plus du double de ce que nous avions prévu en créant notre centre de distribution en septembre 2009. 20 % des ventes sont réalisées à l'étranger, aux trois quarts dans le reste du Canada et aux Etats-Unis. Chez Renaud-Bray, nous avons beaucoup travaillé pour que les gens passent du temps chez nous et reviennent souvent. Mais nous leur offrons aussi la possibilité de commander en ligne et, comme pour leurs commandes en magasin, d'être livrés à domicile. Sur l'exercice 2011-2012, nous prévoyons une croissance de 35 % de nos ventes en ligne, qui vont aussi se développer en direction des collectivités.

C'est un domaine où vous étiez en retrait.

C'est vrai. Mais, depuis quelques mois, nous avons six représentants, et nous en aurons bientôt deux de plus. Nous avons créé une version spécifique de notre site Web pour les collectivités, avec une interface de prise de commande sur iPad et iPhone qui permet aussi de scanner les références en librairie.

Vos ventes numériques démarrent-elles ?

Nous avons commencé en mars avec les livres québécois disponibles. Début 2012, nous introduirons Flammarion et Numilog. L'offre va s'étoffer. Aujourd'hui, elle pèse 0,18 % de notre chiffre d'affaires. Cela grimpera à 10-15 %, mais cela restera une niche. Le livre imprimé demeure une expérience singulière.

Vous avez l'intention de créer vos propres lignes de produits. Dans le livre aussi ?

Plus notre réseau s'étend, plus il peut écouler d'unités d'un même produit. Et si nous avons embauché l'ancien éditeur Pierre Bourdon fin août comme directeur des achats (1), c'est parce qu'acheter des produits c'est bien, mais que les acheter pour soi, c'est mieux ! Nous commencerons modestement à le faire l'an prochain. En octobre, nous sommes allés en Chine pour des jouets. Nous pouvons également produire des livres.

Visiblement, vous procédez aussi à un important rajeunissement des cadres.

Seuls deux des huit membres du comité de gestion étaient dans l'entreprise il y a deux ans. Un est arrivé il y a entre un et deux ans, et cinq depuis janvier. C'est un complet renouvellement, qui procède d'une révision stratégique. Notre mode d'organisation est très différent des autres entreprises du secteur. Je souhaite une direction qualifiée pour gérer et surtout développer l'entreprise de manière ambitieuse, avec des cadres responsables, dirigeant au quotidien alors que mon rôle est de réfléchir à la stratégie. C'est également une direction plus jeune, mais pas tant que cela : elle est surtout composée de quadras et de quinquas.

Nous sommes aussi en train de changer de fond en comble la structure de nos librairies en y réduisant les niveaux hiérarchiques de cinq à trois. Nos employés spécialisés font une bonne part de la renommée de Renaud-Bray sur la scène québécoise. Le défi, c'est de garder de vrais libraires tout en étant capable de gérer des surfaces importantes dans une logique de polyvalence. Dans chaque librairie, il y aura d'une part un gérant, et d'autre part des gérants de département ou de librairie, et enfin des commis et caissiers, et des libraires. Le dispositif en place dans quatre magasins sera étendu aux 21 autres d'ici à juin.

Comment est organisé l'actionnariat ?

Groupe Renaud-Bray, constitué à 95 % par Pierre Renaud et moi et à 5 % par Philippe Desmarestz, conseiller spécial, détient 87 % des parts, contre seulement 51 % il y a trois ans ; et la Sodec (2), 13 %. Il y a eu un mouvement progressif de reconquête dont nous sommes très heureux.

Comment réagissez-vous à l'inquiétude de la plupart des éditeurs et distributeurs face aux changements que vous introduisez et aux surremises que vous leur demandez ?

Je ne les ai pas entendues directement, mais il est vrai qu'on dit qu'il y a des craintes. A mon avis, il y a un aspect générationnel. Je conçois que ce ne soit pas simple sur le plan humain pour des indépendants quinquagénaires ou plus qui n'ont pas de successeur, mais j'ai toujours dit ce que je pense. Renaud-Bray a été le gentil gros qui n'a jamais vraiment obtenu d'avantage particulier en dépit de son poids. Pour moi, ce n'est plus une option. Cela peut interpeller certains fournisseurs qu'on soit plus fermes avec eux, mais moi je suis là pour développer l'entreprise sur le long terme.

Il y a trente ans, Renaud-Bray s'inspirait beaucoup de la Fnac. Quels modèles vous inspirent aujourd'hui ?

La Fnac a inspiré Renaud-Bray car c'était un modèle de grande surface de librairie dans l'univers francophone. Moi, je suis plus inspiré par les boutiques, dans tous les domaines du commerce de détail. Je regarde, dans le monde, celles qui donnent envie d'y entrer, d'y rester, d'y acheter quelque chose. Il faut que la librairie soit attirante : notre premier concurrent, ce sont les autres commerces, quels qu'ils soient, qui attirent nos clients à notre place.

(1) Voir LH 872, du 1.7.2011, p. 53.

(2) Société de développement des entreprises culturelles, relevant du ministère de la Culture et des Communications du Québec.

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