Mutations dans la littérature

Mutations dans la littérature 3/4 : Les genres sortent de l’ombre

Olivier Dion

Mutations dans la littérature 3/4 : Les genres sortent de l’ombre

Alors que les frontières de la littérature "blanche" sont de plus en plus poreuses, la littérature de genre, qui explose dans les meilleures ventes, travaille à combattre les préjugés. Troisième volet de l’enquête de Livres Hebdo sur l’édition de littérature.

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Par Cécilia Lacour,
Créé le 02.03.2018 à 12h46

La littérature de genre a mauvaise réputation parce que "ces œuvres sérielles souvent systématiques s’opposent à la littérature telle qu’elle est conçue par les personnes qui ont une formation classique en lettres pour qui c'est avant tout l'originalité qui compte, explique Olivier Bessard-Banquy, spécialiste des lettres et de l’édition contemporaines. Il y a un triomphe sans limites de cette marchandise." On constate depuis 2007 qu’en moyenne 30 % des succès littéraires sont portés par des romans issus de la littérature de genre, selon une analyse des meilleures ventes annuelles de Livres Hebdo. Si des auteurs de polar comme Harlan Coben et Mary Higgins Clark s’imposent continuellement dans le classement, la littérature de genre est aussi représentée par des best-sellers comme Millénium (Actes Sud), Game of thrones (Pygmalion, J’ai lu) ou Cinquante nuances de Grey (Lattès, Le Livre de poche), en provenance des rayons SF et sentimental.

La colonisation des meilleures ventes par les romans de genre est portée, depuis vingt ans, par un environnement culturel favorable, avec les succès de leurs adaptations en films ou en séries, mais aussi par de nouvelles pratiques de lecture. En 1997, le roman de littérature générale cartonnait en tête des livres les plus lus en France. Neuf ans plus tard, il était détrôné par les "romans policiers ou d’espionnage", selon deux enquêtes comparées du Département des études de la prospective et des statistiques (Deps) du ministère de la Culture (1).

Mauvaise réputation

Sur cette même période, le thriller et la science-fiction ont enregistré une forte progression, respectivement de 85,7 % et 64,3 %, dans les pratiques de lecture des Français. "Depuis le triomphe de Mai 68, la société française a commencé à assumer ses goûts personnels", analyse Olivier Bessard-Banquy. Malgré ces succès, la littérature de genre codifiée, sérielle, divertissante et grand public souffre encore de sa mauvaise réputation. "Le genre est un refuge pour qui cherche du divertissement et de la détente", reconnaît Glenn Tavennec, directeur de la collection "La Bête noire" chez Robert Laffont. Tout en "assumant complètement le côté divertissement et parenthèse enchantée" de la romance, Karine Lanini, directrice éditoriale chez Harlequin, veut battre en brèche l’image "de littérature pour analphabètes".

Démocratisé

Le noir est le genre qui semble être le plus susceptible d’attirer la lumière. Bien qu’il ne soit toujours pas "considéré comme un genre noble", selon Glenn Tavennec, le polar séduit plus largement qu’avant, car il s’est "démocratisé", assure Sabrina Arab, directrice éditoriale adjointe d’HarperCollins France. En revanche, le roman sentimental, la science-fiction et la fantasy peinent à sortir de l’ombre pour se frayer un chemin en librairie et dans les médias. "Quand un roman de l’imaginaire enregistre entre 30 000 et 60 000 ventes, il n’y a aucun relais médiatique", regrette Stéphane Marsan, directeur éditorial de Bragelonne.

Et pourtant, on ne compte plus les éditeurs généralistes qui ont intégré la littérature de genre à leur catalogue. Lorgnant sur les ventes de leurs confrères, ils aspirent à faire du grand public commercial de qualité. Comparé aux années 2000, "une offre plus importante s’est développée avec une multiplication de petits éditeurs", observe Stéphane Marsan. Même constat chez Harlequin. "Aujourd’hui, la romance est partout, et pas que chez des éditeurs spécialisés", souligne Karine Lanini.

Pour se différencier, les éditeurs jouent avec les codes de leur secteur, décloisonnent les genres et brouillent les segments. "Les frontières sont poreuses et permettent une certaine souplesse. Les lignes sont floues et les passerelles possibles", estime Sabrina Arab. Edité dans la collection "La Bête noire" de Robert Laffont, "Toute la vérité de Karen Cleveland est un thriller domestique fondu dans un roman d’espionnage", souligne Glenn Tavennec. Selon l’éditeur, qui travaille actuellement sur un projet "qui ne garderait que la coquille du polar", la littérature de genre est un "laboratoire d’expérimentation avec des heureuses contraintes, des cadres utilisés par les auteurs pour innover et construire de nouvelles choses tout en en déconstruisant d’autres". Etre en marge permet plus de liberté créatrice, et de cette perpétuelle remise en question naissent de nouvelles catégories au sein de la littérature, comme l’illustre l’émergence du new adult, de la dark romance ou de l’homoromance au sein du roman sentimental.

Le processus de différenciation passe aussi par la recherche de nouvelles voix. Avec le concours lancé en 2012 pour créer HQN, sa collection primo-numérique d’auteurs français, Harlequin a découvert des auteures comme Emily Blaine ou Angéla Morelli. "Nous avons découvert un travail sur l’écriture, des univers propres, des voix, et la nécessité de les traiter comme tels et non pas comme des éléments de collection", explique Karine Lanini. Très majoritairement présent dans les grandes surfaces, le roman sentimental peine encore à s’installer en librairie, souffrant de préjugés toujours prégnants. "On essaie de changer les choses en faisant lire nos livres aux libraires et en organisant des rencontres avec nos auteurs français. Mais cela prend du temps", déplore Karine Lanini.

"Coup de force"

Lutter contre les stéréotypes attachés à la littérature de genre passe également par le marketing. Quand "certaines maisons marquent fortement leurs collections", selon Glenn Tavennec, d’autres font le choix d’une "supercherie marketing" dont Stéphane Marsan se dit "fan". L’éditeur de littératures de l’imaginaire a en tête le "coup de force" de Cinquante nuances de Grey, édité en France chez Lattès. L’aventure érotique entre Anastasia Steele et Christian Grey a en effet été commercialisée en moyen format tout en mettant en place un "jeu de dissimulation" : pas de couple qui s’enlace sur la couverture mais une simple cravate pour le premier tome. Faire évoluer ses couvertures est également une stratégie mise en place par Harlequin. La maison rompt progressivement avec les designs de ses débuts pour désormais proposer des visuels moins connotés (2).

Les auteurs, à commencer par eux, refusent de s’enfermer dans un genre, ne pensant pas leur travail d’écriture selon cette grille. Où ranger l’œuvre de Pierre Lemaitre, de Marcus Malte ou de Daniel Pennac ? Dans le rayon de littérature policière pour rendre hommage à une grande partie de leur œuvre ? Ou dans celui de littérature générale pour mettre en avant leurs livres primés, respectivement Au revoir là-haut (Albin Michel, Goncourt), Le garçon (Zulma, Femina) et Chagrin d’école (Gallimard, Renaudot) ?

"L’enfant terrible"

De l’interpénétration des genres naît "l’enfant terrible" de la littérature, à en croire Glenn Tavennec. Une tendance observée depuis plusieurs décennies. Déjà, la saga Harry Potter soulignait la complexité de la classification de la littérature. Bien que vendu en France dans le rayon jeunesse, le sorcier aux lunettes rondes aurait tout aussi bien pu se retrouver dès le départ dans le rayon fantasy. Comme s’interroge Sabrina Arab, "faut-il toujours mettre la littérature dans des cases ? Existe-t-il encore aujourd’hui une littérature de genre ou bien des littératures ?"

(1) Voir "L’écran best-seller", LH 793, du 16.10.2009, p. 26-28.

(2) Pour ses 40 ans, Harlequin proposera une exposition sur l’évolution de ses couvertures au salon Livre Paris, du 16 au 19 mars.

A suivre : 4. Le blues de la littérature

Episodes précédents : 1. La fin d’un écosystème ; 2. L’auteur nouveau est arrivé

"J’ai l’impression que depuis Simenon, il ne s’est rien passé"

 

Auteur de polars reconnu mais aussi sacré par le Goncourt 2013 pour Au revoir là-haut (Albin Michel), Pierre Lemaitre revendique son côté "transgenre" et regrette une reconnaissance limitée de la littérature de genre.

 

Pierre Lemaitre chez Drouant, lors de la proclamation du prix Goncourt 2013.- Photo OLIVIER DION

Pierre Lemaitre - Je suis un auteur transgenre, un bâton merdeux à mi-chemin entre la "Blanche" et la "Noire". Grâce au Goncourt, je suis plus associé à la "Blanche" mais je continue de me revendiquer en tant qu’auteur de polars. Je suis conscient d’embarrasser. Après Au revoir là-haut, qui était un roman picaresque, je reviens avec Couleurs de l’incendie qu’on qualifie de "roman dumasien". C’est un roman historique et j’en rajoute même en affirmant que j’ai conçu mon histoire comme un roman-feuilleton. Là, je suis dans le bas du panier. En dessous du panier même !

Non. Je ne me pose pas la question de la case. Je ne m’intéresse qu’à l’ADN de mon histoire et aux personnages. Une même histoire peut faire un roman dans la "Blanche" ou dans la "Noire". Mais je dois tout de même respecter des codes selon l’ADN de l’histoire, comme le suspense, la fausse piste et l’identification du lecteur au personnage principal. On peut ne pas écrire un pur roman sentimental avec un sujet comme American psycho de Bret Easton Ellis.

Déjà, la notion de littérature de genre pose problème parce qu’elle implique une échelle de valeur et suppose une hiérarchie entre la littérature noble et celle qui ne l’est pas. Ensuite, je n’ai pas vu l’ombre d’un frémissement de reconnaissance. La légitimité est le problème majeur de la littérature de genre. J’ai l’impression qu’il ne s’est plus rien passé depuis Simenon [entré dans la "Pléiade" en 2003, ndlr].

Les polars représentent un cinquième des meilleures ventes. Mais ce succès populaire entraîne une suspicion sur la qualité même du roman ! On verra une vraie reconnaissance quand deux auteurs de polars seront présents dans la première sélection des grands prix d’automne et que l’un d’entre eux franchira la barrière du deuxième tour. A cet égard, je pense que le Goncourt a un rôle puissant à jouer car il est bien plus qu’un prix. C’est un symbole de littérature, un emblème culturel.

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