Avant-critique Roman graphique

La nuit des morts-migrants. Un couple de musiciens branchés est en vacances en bord de mer, dans une villa flottante pour VIP. Entre virée en bateau, soirée en boîte et repas entre amis, la vie semble douce. Mais un malaise sourd peu à peu, à mesure que remontent à la surface des cadavres aux orbites noires comme la nuit. Puis ce sont des pirates aux allures de zombies qui débarquent. Fuyant avec leur domestique, les deux protagonistes trouvent refuge dans une résidence chic. Mais de l'autre côté des hauts murs, la pauvreté grouille et la révolte gronde...

Ce ne sont pas les quelques taxis volants ou les drones à foison qui suffiront à placer cette histoire dans un futur rassurant par son éloignement. Dans un décor oriental où le luxe extrême côtoie la pire des misères, c'est bien notre monde présent que brosse ici Nicolas Presl. Dans son style reconnaissable au premier coup d'œil, avec ses personnages tout en nerfs et au profil difforme, l'auteur des Jardins de Babylone ou de La jungle (Atrabile, 2020 et 2022) déroule une histoire haletante sans un seul mot ni pictogramme. S'appuyant sur les codes des histoires de morts-vivants - et convoquant davantage l'univers protestataire de George A. Romero que le soap survivaliste The Walking Dead -, il donne à ses êtres cadavériques le rôle des migrants d'aujourd'hui, esclaves modernes d'une société de consommation qui s'enivre de pouvoir et d'argent, et ne veut surtout pas regarder de l'autre côté des barbelés. Attention, ce n'est pas parce que sa métaphore est limpide que son discours est simpliste : en empruntant au registre du thriller horrifique, Nicolas Presl happe ses lecteurs pour les mettre face à l'atroce et les coincer dans une pièce verrouillée avec les démons que la société capitaliste mondialisée a elle-même engendrés.

Âpre et douloureux comme le sont souvent les livres de Nicolas Presl, ce nouvel album semble aussi être un de ses plus accessibles. Par le choix du genre, d'abord. Ainsi que par l'épure de son intrigue et par un noir et blanc qui n'a jamais été aussi fluide, vibrant de détails dans les décors, d'émotions dans les regards - il dépeint l'angoisse comme personne - et d'inventivité dans la mise en scène. Un grand album pour un auteur au sommet de son art et de son savoir-faire si singulier : la bande dessinée muette a trouvé son maître.

Nicolas Presl
La ville
Atrabile
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 27 € ; 312 p.
ISBN: 9782889231546

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