Il y a des voix en littérature, rares, ténues, mais dont la délicate tessiture porte loin. Sappho a traversé les siècles en laissant des bribes de soupirs qui nous enivrent encore. Catherine Pozzi, dans l’ombre de son « très haut amour » Paul Valéry, n’a daigné léguer qu’une poignée de poèmes d’une vibrante épure. Plus proche de nous, Jane Sautière - prononcez « Jeanne », une homophonie avec le nom de sa grand-mère voulue par son père, mais orthographié différemment. L’auteure de Nullipare (Verticales, 2008), très beau texte sur la condition d’être femme sans enfants, mais, en vérité, une réflexion sur ce que l’on peut transmettre, signe son troisième ouvrage, Dressing.

Dès son premier, en 2003, Fragmentation d’un lieu commun, paru dans la collection « Minimales » chez le même éditeur, on avait été frappé par cette sensibilité singulière qui avait su rester telle qu’en elle-même malgré le milieu dans lequel elle évoluait : Jane Sautière a longtemps travaillé en prison comme éducatrice. Dressing n’a a priori rien à voir avec Fragmentation d’un lieu commun, cet herbier de paroles de détenus. Ou peut-être tout - une façon de parler de soi qui n’oublie pas la pudeur, une pudeur qui n’empêche pas la vérité. A l’heure de la télé-réalité, du sempiternel strip-tease moral, voire physique, Jane Sautière se livre en se vêtant. Dressing, ce mot anglais à la terminaison chantante, est cette grande penderie gardienne des vêtements, nos secondes peaux… L’auteure se rappelle ces énormes caisses en bois qui, au gré des mutations d’un père travaillant comme fonctionnaire d’ambassade, trimballaient leurs affaires. « Ces objets étaient les mêmes et, en même temps, ils avaient changé. » Emportant la poussière du lieu qu’ils avaient quitté, ils y abandonnaient irrémédiablement une part d’âme. Ainsi des vêtements, dont Jane Sautière ne fait pas l’éloge comme s’ils étaient les symptômes frivoles d’une mode mais en tant qu’expression de l’être de qui les porte. « Beau, pour moi, ce n’est pas cher ou chic ou parfaitement façonné. Mais, peut-être, tout ce que certains habits peuvent contenir, on les sent gorgés d’une vie propre. » Etoffe du souvenir - il n’est pas une forme qui n’évoque une époque, pas un tissu qui ne traduise une humeur. Le vêtement est ce fil qui vous relie à vous-même lorsque vous avez si peu d’ancrage dans le sol…

Au pays du Chah.

Jane Sautière est née en juin 1952 à Téhéran. Elle y vit jusqu’à l’âge de 6 ans. Ses parents reviennent en France pour trois ans, puis c’est à nouveau le pays du Chah. Si la première parenthèse française à Franconville, lorsque cette commune du Val-d’Oise n’était pas encore la grande banlieue - « On allait chercher de l’eau à la source avec des dames-jeannes » -, avait été un joyeux souvenir, Jane Sautière garde en revanche du second retour en France, après leur départ définitif de l’Iran, une mémoire sinistre. « Nous habitions un rez-de-chaussée à La Garenne-Colombes que je haïssais somptueusement. » Fort heureusement, un nouveau poste de son père conduit la famille au Cambodge.

De 15 à 18 ans, Jane fréquente le lycée Descartes à Phnom Penh. Jusqu’alors protégée dans son existence de petite Blanche expatriée, la voilà soudain confrontée à la violence de l’Histoire, vers la fin du séjour cambodgien. Lon Nol, installé par les Américains anticommunistes, fait un coup d’Etat contre le prince Sihanouk. C’est la guerre : « Des camarades cambodgiens avaient disparu, d’autres, vietnamiens, du fait des tensions ethniques qui avaient resurgi, étaient revenus en classe le crâne rasé… » Elle se souvient même s’être fait tirer dessus par des soldats cachés derrière des sacs de sable parce qu’elle passait en zone interdite…

Dans Dressing, cette vie pleine de cahots et de déménagements, Jane Sautière la raconte en habits : robes, escarpins, impers, pantalons… Elle adorait ce pull en shetland jaune citron, alors que sa mère d’origine bretonne lui révèle qu’en pays bigouden c’est la couleur du deuil… Et en matière de deuil, cette mère en savait quelque chose. Orpheline de père mort à la guerre, cette femme avait connu un « maelström morbide » où elle perdit tour à tour un fils à sa naissance, puis son mari, une fille âgée de douze ans, sa propre mère… S’habiller, être élégante, c’est sans doute aussi ça : se parer contre l’inéluctable. « Dans mes armoires, un flot de vêtements tel que si je devais mourir après les avoir tous usés, j’aurais approché la notion d’éternité. Il me vient à l’esprit que je suis peu, et que, pour cela même, je me vêts. Mais peut-être est-ce de cela qu’il s’agit, moins mourir. »Sean J. rose

Dressing, Jane Sautière, Verticales, 152 p., 14,50 euros, ISBN 978-2-07-014074-9. Sortie : le 12 avril.

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