Livres Hebdo - Quel était le cahier des charges donné par le CNL pour votre rapport ?

"Le traducteur est mieux traité chez nous qu'ailleurs. C'est justement pour ça qu'il faut se battre pour que cette situation soit maintenue. En Espagne, en Italie, aux Etats-Unis, un traducteur est soit méprisé, soit totalement négligé.- Photo OLIVIER DION

Pierre Assouline - Benoît Yvert savait que je m'intéressais beaucoup à la traduction, et de longue date, pour Lire et sur mon blog où ces questions suscitent des discussions passionnées. Alerté par l'ATLF sur la précarisation de la profession, il souhaitait que l'on puisse mettre à plat tous les problèmes. J'ai préféré travailler seul plutôt qu'à la tête d'une commission, synonyme de comité Théodule et de rapports enterrés. Je n'écris pas des rapports d'énarque. Je suis journaliste, j'écris des enquêtes de journaliste, sans censure institutionnelle. Benoît Yvert m'a donné carte blanche et cette entière liberté a été reconduite par Jean-François Colosimo. Dès le départ, j'ai eu le titre en tête, "La condition du traducteur", qui est clair, net et ambivalent. C'est à la fois la condition sociale, matérielle, financière... du traducteur, et la condition qu'il doit poser aujourd'hui à ses commanditaires, que sont principalement les éditeurs. J'aime le métier de traducteur, j'aime les gens qui le font. Mais je pense que mon enquête n'est pas complaisante et je donne la parole aux éditeurs, qui ont eux aussi des revendications. Il ne s'agit pas pour les traducteurs de défendre des privilèges mais de faire respecter des droits.

Quels aspects vous ont le plus surpris ?

Mon premier étonnement a été de constater que le traducteur est mieux traité chez nous qu'ailleurs. C'est justement pour ça qu'il faut se battre pour que cette situation soit maintenue. En Espagne, en Italie, aux Etats-Unis, un traducteur est soit méprisé, soit totalement négligé. En France, premier pays traducteur au monde, il y a aujourd'hui un vrai statut. Mais comme depuis dix-huit ans rien n'a changé alors que ce qu'on appelle la chaîne du livre est en plein bouleversement, forcément, la situation se dégrade. L'autre surprise est venue de la liste des abus des deux côtés. Ceux des éditeurs sont dénoncés par les traducteurs : les contrats non respectés, le comptage informatique qui change le prix, des éditeurs qui modifient la traduction sans le dire, certains qui sous-paient par rapport au tarif moyen. Les abus viennent aussi des traducteurs lorsque, pour ne pas refuser une commande, ils la sous-traitent à une personne ou à une équipe. Certains maîtrisent la langue d'origine mais pas la langue française, rendent des copies bâclées, en retard...

A quoi est due la précarisation du métier ?

La féminisation de la profession est une donnée importante sur le plan sociologique quand on sait que les femmes sont moins payées que les hommes. Par ailleurs, depuis dix ans, les masters se sont multipliés dans toute la France. Cette prolifération présente un intérêt mais on forme beaucoup plus de traducteurs d'anglais que ce que le marché peut absorber, et certains exploitent cette surreprésentation en les payant moins. Cela a aussi pour corollaire qu'il n'y a pas assez de traducteurs pour les langues des Balkans par exemple, malgré le vif intérêt.

Les traducteurs sont-ils trop discrets ?

Je plaide pour une visibilité accrue des traducteurs et pour qu'ils soient plus offensifs. De toute évidence, ils souffrent de ne pas être reconnus. Mais on ne peut pas s'en plaindre et refuser de sortir de l'ombre. Pour avoir une visibilité, il faut la proclamer soi-même, sans arrogance déplacée. Sur la couverture, une légère ligne doit indiquer "traduit de... par...". Des éditeurs le font. Je ne vois pas pourquoi d'autres se retranchent derrière la charte graphique pour ne pas le faire alors qu'ils n'hésitent pas à inscrire le nom du directeur de collection. C'est la moindre des choses pour faire comprendre que le traducteur est un coauteur. Ne soyez pas effrayés, messieurs les éditeurs, on ne va pas vous demander d'argent en plus ! Mais les mots que l'on lit ne sont pas ceux de Philip Roth ou de Paul Auster, ils sont ceux de Josée Kamoun et de Christine Le Boeuf. Il faut aussi que les journalistes rappellent le nom du traducteur. Et que les éditeurs le mentionnent sur leur site Internet, afin que l'on ne croie pas que Purge de Sofi Oksanen est un roman français !

Quelle est la spécificité de la relation traducteur-éditeur ?

Des maisons ont une grande estime pour les traducteurs, d'autres les considèrent comme des techniciens ou la cinquième roue du carrosse. C'est une erreur car, très souvent, ils connaissent le texte mieux que personne. Pour les langues un peu exotiques, l'éditeur s'en remet complètement à eux, sauf à être Farouk Mardam-Bey, qui s'occupe du domaine arabe chez Actes Sud, et peut leur tenir tête car il est en position de le faire. Malgré tous les problèmes que je cite, il y a quand même de la complicité, de la confiance et parfois de l'amitié entre les traducteurs et les éditeurs.

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