La mort de l'auteur, selon Roland Barthes, n'a sans doute rien à voir avec la disparition sur laquelle médite l'auteure de Karaoké culture. Le premier signifiait que l'écrivain n'a plus le monopole, et que du sens circule entre le texte et les lecteurs. Dans le phénomène qu'analyse l'essayiste croate, kaputt l'auteur ! Car il n'y a en vérité plus d'oeuvre, mais un pastiche permanent dont l'original aurait disparu. Bienvenue à l'ère du karaoké, où tout le monde peut prendre le micro. "AA" comme "auteur anonyme", c'est la double lettre par laquelle commence ce nouvel alphabet culturel que tente de déchiffrer Dubravka Ugre?i.

L'imposante critique ex-yougoslave, installée aujourd'hui à Amsterdam, a tout d'une diva : majestueuse, urbaine, polyglotte. Sa hauteur de vue ne lui a néanmoins pas fait perdre sa bonne humeur. L'affaire Philip Roth où le romancier américain n'avait pas pu rectifier sa propre entrée dans Wikipedia est une parfaite illustration de sa thèse de la culture karaoké. "Celui qui a écrit mon entrée est un adolescent qui n'a pas lu mes livres."

Contre l'amateurisme

Née en 1949 à Kutina en Croatie, dans ce qui était alors la Yougoslavie, Ugresi a grandi dans un milieu relativement confortable. Son père dirigeait une usine : "Quand on partait en vacances mes parents, mon frère et moi, patron, ingénieurs, ouvriers, tous se mélangeaient." Si, comparée aux autres pays du bloc communiste, la république de Tito connaît une certaine prospérité, les goûts comme les amusements restent modestes. L'auteure raconte sa madeleine de Proust - une orange qu'elle a goûtée pour la première fois à l'âge de quatre, cinq ans. "Je me souviens qu'elle était enveloppée dans un papier, je l'avais précieusement gardé et le reniflais sans cesse." Les gens n'avaient pas la télévision, pratiquaient le théâtre amateur. >Toute petite, elle attrape le virus des films hollywoodiens en accompagnant sa mère chaque jour au cinéma. Grâce à cette belle Bulgare, mère au foyer, également férue de lectures, la jeune Dubravka va dévorer toute la bibliothèque, une passion des livres qui la conduira à faire des études de littérature comparée et de lettres russes à l'université de Zagreb, puis à écrire à son tour des romans. Comparer les auteurs, apprendre les langues : c'est atteindre l'universel par le génie du singulier. L'intellectuelle voit voler en éclats cette vision humaniste lors de la guerre de Yougoslavie. En 1993, elle est forcée de s'exiler à cause de ses positions antinationalistes serbes ou croates. "Accusée de nuire aux intérêts de la Croatie", elle se rappelle le harcèlement, les injures et le peu d'empathie des profs à l'université : "Un seul collègue m'a soutenue pendant cette période." Grâce à des bourses, Ugresic voyage, vit un temps aux Etats-Unis, en Allemagne. Sa grande lucidité sur ce qui se passait derrière le rideau de fer et son admiration de l'Ouest ne l'empêchent pas d'exercer un regard aiguisé sur l'état de la culture occidentale : "Aujourd'hui, personne n'ose exposer la différence entre bonne et mauvaise littérature. Les maisons d'édition ne veulent pas s'en mêler ; elles sont quasiment certaines de perdre de l'argent avec un bon écrivain, et d'en gagner avec un mauvais."

Des vies virtuelles sur Second Life à la "fanfiction" ou aux romans pour téléphone mobile (à quand la Twittérature globalisée ?), Dubravka Ugre?i passe au crible les nouveaux phénomènes du pseudo-modernisme. L'auteure de Ceci n'est pas un livre (Fayard, 2005) est-elle une Cassandre grincheuse ? Que nenni. Dans sa diatribe contre l'amateurisme au travers de la métaphore du karaoké, Ugre?i ne s'inscrit pas en faux contre l'émulation, elle déplore seulement cet opportunisme de consommateur : "Le karaoké corrobore moins l'idée démocratique selon laquelle tout le monde peut tenter le coup s'il en a envie, que la pratique démocratique selon laquelle tout le monde veut essayer si l'occasion se présente." Plus de choix éclairé par le goût, mais le diktat d'un égalitarisme de rayon de supermarché, doublé de la revanche du non-spécialiste. Et Ugresi de citer la fameuse réplique de l'artiste contemporaine britannique Tracey Emin comme syndrome d'un nouvel âge littéraire : "Je suis inculte, et alors ? J'ai bien le droit de m'exprimer !"

Karaoké culture, Dubravka Ugresi, traduit de l'anglais par Pierre-Richard Rouillon, Galaade, 130 p., 10 euros, ISBN 978-2-35176-179-3, à paraître le 31 octobre.

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