Rupture totale avec l'Algérie, impact limité des droits de douane américains, et rebond du Liban : l'export du livre français navigue entre crises géopolitiques et opportunités de développement, avec l'Afrique et l'Amérique latine en ligne de mire.
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L'exportation du livre français traverse une période de mutations contrastées, marquée par des tensions géopolitiques et des évolutions structurelles qui redessinent la carte des débouchés internationaux. Les acteurs du secteur font preuve de pragmatisme face aux nouveaux défis.
Kamel Yahia, directeur commercial export du groupe Madrigall- Photo DRPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
L'Algérie, symbole d'une rupture politique
La crise algérienne illustre l'impact des tensions diplomatiques sur les flux commerciaux. Le groupe Madrigall enregistre un niveau « zéro » d'exportation vers l'Algérie depuis le début de l'année, confirmant l'arrêt total des ventes amorcé fin 2024.
Lors de la 28e édition du Salon du livre d'Alger (29 octobre - 8 novembre 2025), seul Géodiff, filiale de diffusion du groupe Eyrolles, a tenu un stand côté français. Du jamais vu depuis la création du rendez-vous algérois. « Cette année, les conditions nécessaires n'étaient toujours pas réunies pour assurer la participation habituelle de nos maisons, nous n'avons d'ailleurs pas été conviés », précise Kamel Yahia, directeur commercial export du groupe Madrigall, resté fidèle à l'événement pendant plus de vingt ans jusqu'en 2023.
France Livre (ex-Bief) à Francfort cette année. Le stand collectif de loin le plus important de la Foire, avec près de 650 accrédités et 200 maisons d'édition.- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
« Nous avons tissé des liens solides avec l'Algérie, à travers un travail constant avec nos distributeurs et libraires, poursuit-il. Nous avons cherché à adapter notre offre éditoriale et nos prix aux attentes fortes du lectorat algérien. Le contexte politique entre nos deux pays a stoppé net nos échanges. Mais cela ne remet en rien en cause notre volonté d'être présents en Algérie, grand pays de francophonie. » L'an dernier, alors que le livre de Kamel Daoud Houris, futur lauréat du prix Goncourt, était publié par la maison du groupe Gallimard, cette dernière n'a pas obtenu les autorisations pour accéder au Salon.
Quelques jours après la manifestation, Boualem Sansal, autre écrivain de la maison, a été arrêté par les autorités algériennes. Il a été condamné par la justice algérienne à cinq ans de prison avant d'être finalement gracié par le président Abdelmadjid Tebboune, le 12 novembre dernier. Cette rupture frappe symboliquement un marché historiquement lié à la France, même si son impact économique reste limité, selon les professionnels.
Droits de douane américains : un impact mesuré
Les nouvelles mesures douanières américaines suscitent moins d'inquiétudes que prévu dans le secteur du livre. La convention internationale de Florence maintient l'exonération des droits de douane pour le livre, limitant les répercussions directes. « Je ne vois absolument pas d'impact aujourd'hui des mesures de Donald Trump », mesure Olivier Aristide, directeur de la Centrale du livre. « On s'adresse à un public de lecteurs qui n'est pas directement impacté par le prix de vente dans cette zone-là », appuie-t-il.
« Le livre continue de bénéficier d'un régime dérogatoire et les lecteurs concernés restent peu sensibles aux variations de prix, confirme Kamel Yahia. En revanche, c'est la logistique qui s'est nettement complexifiée : depuis le retrait de La Poste sur les expéditions vers les États-Unis, nous devons recourir à des opérateurs express plus onéreux. Nos libraires comme nos équipes commerciales doivent procéder à des ajustements permanents », déplore-t-il.
En effet, les frais de douane peuvent augmenter, comme ce fut le cas après le Brexit, qui a complexifié les procédures vers le Royaume-Uni. Tandis que, selon nos informations, DHL Express a décidé d'appliquer la taxe de 15 % en provenance de l'Europe à l'ensemble de son chargement - impactant de fait les chargements de livres.
Résilience et repositionnements
Dans le même temps, l'Amérique latine et l'Afrique subsaharienne offrent des perspectives de développement. « L'édition française avait une position très forte dans les années 1950 jusqu'en 1960 » en Amérique latine, rappelle Olivier Aristide. « Depuis, c'est une régression lente et continue qui a connu son paroxysme lors des confinements 2020-2021. » En d'autres termes : un fort potentiel de reconquête.
Au Liban, Madrigall observe une reprise qui atteint aujourd'hui 75 % de son activité d'avant la crise de 2019. Le Maroc maintient « une très belle dynamique » malgré une percée notable de l'anglais, certains libraires annonçant « 30 % du chiffre d'affaires sur l'anglais ».
En Afrique subsaharienne, l'activité se concentre sur le Sénégal et la Côte d'Ivoire, qui représentent « une grande partie de l'activité », selon Olivier Aristide, corroboré par près de 75 % du chiffre d'affaires de Madrigall dans la zone.
Olivier Aristide, directeur de la Centrale du livre.- Photo DRPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Les marchés sahéliens (Mali, Burkina Faso, Niger) accusent quant à eux un « retrait significatif ». Pourtant, l'Afrique demeure l'un des axes de croissance les plus prometteurs : jeune, majoritairement francophone, « elle exprime une demande croissante à laquelle nos éditeurs s'emploient à répondre en adaptant leur offre aux réalités locales », analyse Kamel Yahia. Le secteur scolaire, qui représente 50 % des expéditions de la Centrale du livre, traverse une période d'incertitude, avec le basculement vers le numérique, plus ou moins développé suivant les zones du globe.
Depuis l'an dernier, la Centrale du livre a diversifié ses partenaires de transport, s'appuyant désormais sur Sifa pour de nombreuses destinations, tout en maintenant ses accords avec UPS pour l'Europe, DHL pour l'Amérique et CEVA (propriété de la CMA CGM) au Maghreb.
Perspectives mesurées
Malgré les défis, les professionnels restent confiants sur l'avenir de l'export. « Il y a toujours de la demande », souligne Olivier Aristide. « La baisse est très lente et assez diversifiée géographiquement », note-t-il. Le numérique semble plafonner autour de 20 % du marché global, tandis que « de nombreuses petites librairies francophones s'ouvrent aux quatre coins de la planète », se réjouit le directeur de la Centrale, qui héberge le siège de l'Association internationale des libraires francophones (AILF) à Paris.
L'enjeu réside désormais dans la capacité d'adaptation permanente. « Notre socle reste solide, mais les environnements périphériques demeurent fragiles et nécessitent des ajustements constants, explique le responsable de Madrigall, qui exporte dans plus de 90 pays. Aujourd'hui, près d'un livre français sur cinq est vendu à l'international : c'est à la fois un atout et une responsabilité. Face à la concurrence croissante de l'anglais dans certaines régions, notre défi est d'apporter des réponses rapides, notamment en Afrique. Et au-delà de notre propre engagement, c'est bien l'ensemble de l'interprofession qui doit se mobiliser dans ce sens, afin de garantir la pérennité et le rayonnement de la littérature française à l'international », conclut-il.



