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Quel avenir pour les bibliothèques d'entreprises ?

Aux Chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire, la médiathèque est fréquentée par 600 salariés. (Extrait d'une vidéo sur la mémoire des chantiers réalisée par Florentine Rey). - Photo © Florentine Rey

Quel avenir pour les bibliothèques d'entreprises ?

Elles étaient plus de 1 200 en 1991 et autour de 1 500 en 2007. Aujourd'hui en perte de vitesse, les médiathèques de comités sociaux et économiques (CSE) cherchent à se renouveler, en cultivant leurs spécificités et en conservant leur philosophie : offrir de la culture, et une respiration, aux salariés.

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Par Fanny Guyomard
Créé le 06.03.2022 à 09h00 ,
Mis à jour le 24.03.2022 à 15h09

C'est une bibliothèque presque comme les autres. On y trouve des bibliothécaires professionnels, les nouveautés littéraires, des animations... et on croise des collègues d'Air France, de la SNCF, de Total, des entreprises dont le comité social et économique (CSE) tient à procurer une offre intellectuelle et artistique. Dans un recensement de 1991, « 1 272 BCE [bibliothèques de CE] dans des entreprises de plus de 500 salariés sont identifiées par les services du ministère du Travail, soit quasiment autant que les bibliothèques du réseau ordinaire de la lecture publique », retrace dans le Bulletin des bibliothèques de France Philippe Pineau, ex-bibliothécaire du CE de Thales Avionics. L'année suivante, les principales confédérations signent avec l'ABF, la charte pour le développement de la lecture en entreprise, qui appelle à constituer des bibliothèques inter-CE (pour mutualiser les moyens) et à recruter des bibliothécaires professionnels, plutôt que de se reposer sur des bénévoles syndicaux. Demeure l'esprit des bibliothèques ouvrières de la fin du XIXe siècle, bien résumée dans le dicton de la bibliothèque du CSE de la SNCF : « Les livres comme acte de résistance, vecteurs de liberté et d'humanisme. »

 

Les cols-bleus ont peu à peu laissé place aux techniciens et aux cadres. « Je n'ai plus de cas d'illettrisme », indique Françoise Gauthier, bibliothécaire depuis trente-trois ans du Comité interentreprises (CIE) 3 Chênes, à Belfort, qui fédère onze CSE dont ceux de General Electric et Alstom. Venue de la lecture publique, Brigitte Fuentes Spotorno dirige, elle, depuis huit ans la médiathèque de Thales, à Châtellerault. « On s'inscrit dans l'histoire de l'éducation populaire. Aujourd'hui, les salariés ont fait des études plus longues, mais la notion du collectif demeure : comment offrir aux salariés un espace de liberté, de développement personnel, de réflexion, d'échange. »

Casse-croûte littéraires

Leur atout : toucher des non-usagers des bibliothèques municipales. « En général, les personnes qui viennent me disent qu'elles ne fréquentent pas la médiathèque municipale. Pour des questions de disponibilité je pense. C'est l'avantage d'avoir une bibliothèque sur leur lieu de travail », poursuit-elle. Sa médiathèque, répartie en deux annexes, est financée par deux CSE qui octroient un budget annuel d'acquisition total d'environ 15 000 € ainsi qu'un budget d'animation d'un peu plus de 1 000 € par site. Pour 172 adhérents actifs, soit un beau 25 % d'inscrits par rapport à la masse salariale. En bibliothèque municipale, le taux d'inscrits par rapport à la population était de 16 % en 2016.

« Souvent, ce sont des gens qui n'ont pas envie de pousser la porte des bibliothèques municipales, car ils se sentent jugés, ils ne sont pas accueillis par quelqu'un qu'ils connaissent », constate Frédérique Manin, bibliothécaire dans deux communes ainsi qu'au Centre de culture populaire (CCP) de Saint-Nazaire, une association qui propose des actions culturelles aux CSE. Chaque lundi, elle se rend avec sa boîte de livres dans un service municipal, pour le Comité des œuvres sociales (COS) de Saint-Nazaire, équivalent des CSE pour les agents des collectivités territoriales. « Les agents qui s'occupent de la voirie, des éclairages, des espaces verts, les ingénieurs et responsables de sites : je touche tous les postes. » Et une fois par mois, elle coorganise des casse-croûte littéraires pour des CSE comme celui de MAN Energy Solutions. Une centaine d'employés choisissent ensuite leur livre préféré parmi la sélection du Prix Fernand-Pelloutier. En septembre, David Meulemans, l'éditeur de la maison Aux Forges de Vulcain participait à une rencontre. « Les participants faisaient des blagues sur la construction de bateaux, on sentait une culture forte qui les liait les uns les autres », sourit-il. La bibliothécaire a elle été marquée par la fois où « il y avait à la même table un gars qui n'avait pas enlevé son bleu et qui était passé là par hasard, et un gars à la direction financière. Tout le monde se tutoyait. »

Sa technique pour attirer des personnes qui ne fréquentent pas la bibliothèque : discuter avec eux, le midi, près de la machine à café ou de l'accueil du CSE. « Ceux qui viennent prendre des places pour le festival des Escales, je leur dis que j'ai un beau bouquin sur le rock ! Ceux qui n'ont pas l'habitude de lire, je leur conseille des ouvrages pour leur enfant. J'occupe le terrain au maximum, j'apprends à les connaître et je gagne leur confiance en me livrant beaucoup plus que dans le service public, en confiant mes goûts personnels. Mais je leur dis aussi que tel livre a été recommandé par tel article de journal, pour ne pas qu'ils pensent que je lis trente livres par semaine et qu'ils m'étiquettent comme "l'intello". Je l'ai déjà entendu. » Une fois que le salarié a emprunté le document : ne pas être trop strict sur la date limite de retour.

Mais les files sont de moins en moins longues. Frédérique Manin l'explique notamment par la possibilité de réduire la pause déjeuner pour rentrer chez soi plus tôt le soir. « C'est dommage car nos rencontres permettent d'échanger sur autre chose que les conditions de travail, de converser sur des choses plus intimes. On se connaît sous un autre angle, on se rend plus facilement service », regrette-t-elle.

Réductions de personnel

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Le SCE des Chantiers de l'Atlantique (Saint-Nazaire) s'est offert une nouvelle médiathèque en 2020.- Photo CSE CHANTIERS DE L'ATLANTIQUE

Les bibliothèques ont également tendance à perdre des ressources financières. La médiathèque du CIE 3 Chênes a ainsi vu son budget diminuer de moitié il y a deux ans, en raison de la diminution de la masse salariale, donc du budget du CSE. « En revanche, le Covid nous a redonné du souffle, parce que des voyages ont été reportés et l'argent a été orienté vers notre bibliothèque », précise Françoise Gauthier. À Mandeure (Doubs), la bibliothèque créée en 1962 par le Comité d'entreprise des Cycles Peugeot et qui s'est ouverte au reste des habitants en 1998, a vu récemment les CSE de Faurecia-Peugeot Scooters-Fuji Autotech s'en désengager. Côté RATP (Régie autonome des transports parisiens), le CSE comptait jusqu'en 2021 quatorze médiathèques ou points de lecture et un service de prêt par correspondance qui permettait à une centaine d'agents de recevoir des livres sur leur lieu de travail, grâce au travail bénévole de leurs collègues. « Nous avions un peu plus de 2 000 adhérents (sans compter leur famille !) sur les 45 000 agents RATP et étions 14 médiathécaires. En juin 2021, on nous a demandé de fermer douze médiathèques et/ou points lecture pour manque de fréquentation et réorganisation du CSE. Des réductions de personnel ont été prévues », signale Patricia Bader, ex-responsable adjointe du service des médiathèques. Le CSE se focalise désormais sur les livres numériques, la formation en ligne, la billetterie pour les spectacles, le cinéma, les parcs d'attractions et les colonies de vacances.

« L'employeur n'est obligé de donner des ressources pour les activités sociales et culturelles que s'il a plus de cinquante salariés. En France, la moitié des employés n'ont pas de CSE », présente Céline Simon, chargée des questions d'activités sociales et culturelles à la CGT. Et même lorsqu'il y a un CSE, ce n'est pas gagné : « Quand il y a un plan social, les élus syndicaux sont submergés par les dossiers de restructuration et n'ont pas de temps à consacrer à la bibliothèque. »

Les salariés sont de leur côté parfois partagés, comme le décrit Jérémy Collin, membre du CSE de Total Énergies à Saint-Nazaire : « Avant, la bibliothèque était près des raffineries alors qu'aujourd'hui, on doit sortir du site : les gens n'ont pas envie d'aller en bibliothèque après le boulot, encore moins avec leur famille. Ça peut aussi être mal vu d'y aller sur son temps de repos. Mais les salariés me disent en même temps qu'ils sont attachés à la bibliothèque », observe celui qui est devenu trésorier du Centre de culture populaire en septembre, « pour essayer de trouver de nouvelles formes culturelles qui vont de nouveau attirer les gens ».

Son CSE songe à mettre en place une ludothèque, comme l'a fait la médiathèque de Thales l'année dernière. Pour relancer son activité, cette dernière travaille sur son offre numérique. « Je suis en contact avec la bibliothèque départementale, mais c'est compliqué pour elle de s'associer à une bibliothèque privée », esquisse Brigitte Fuentes Spotorno, qui développe par ailleurs un autre axe : « comme les gens sont angoissés notamment face l'incertitude quant à leur place dans l'entreprise, j'ai plus de demandes sur le lâcher prise, la relaxation, la méditation, le besoin de légèreté, de rire. » Aussi fragile soit-elle, la médiathèque d'entreprise reste une bulle d'air frais.

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