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Quels droits sur les inédits ? (I/II)

Quels droits sur les inédits ? (I/II)

La publication d'un nouveau texte de Françoise Sagan pose l'épineuse question du droit de divulgation d'une oeuvre post mortem. Qui peut prétendre publier au nom d'un autre ? Sous quelles conditions ?

Cette rentrée littéraire est aussi celle des auteurs décédés. Françoise Sagan fait à nouveau sensation avec Les Quatre Coins du coeur (Plon), ce roman que son fils Denis Westhoff s’est chargé de compléter et de rendre publiable. Quant à Julien Green, son Journal intégral (Robert Laffont / Bouquins) en a surpris plus d’un. Guillaume Fau, Tristan Lafond et Alexandre de Vitry viennent en effet de livrer le premier volume de la "version intégrale et définitive" d‘une oeuvre qui s’étend sur des décennies et dont le géniteur "avait délibérément écarté les pages les plus intimes, l'évocation de sa vie amoureuse et certains portraits littéraires dans lesquels il livrait une opinion sans fard sur quelques-uns de ses pairs"…
 
On en oublierait presque que, dans une autre aire de l’industrie de la culture, Johnny Halliday sort un nouvel album, ce qui ne sera jamais que le deuxième depuis sa mort. Le régime juridique de cette profusion de pages caviardées, de trésors oubliés comme de fonds de tiroir ou de studio mérite attention. Car on semble présumer d’ordinaire que tout créateur souhaitait en réalité voir son œuvre acquérir le plus grand rayonnement possible et qu’il désirait notamment que soit divulguée son œuvre posthume. Si quelqu’un s’oppose à un telle divulgation, il va alors devoir renverser la présomption et démontrer la volonté de l’écrivain de ne pas être divulgué. À l’inverse, l’abus de divulgation devra être prouvé par le demandeur en justice. Il lui faudra démontrer que le génie n’entendait pas voir publier telle œuvre restée inédite au jour de son décès.

La divulgation post mortem

L’exemple classique reste celui de l’interdiction formulée par un auteur d’une divulgation de son œuvre érotique, interdiction qui s’impose à tous. Les raisons de pure morale (au sens commun du terme) sont en revanche à écarter. Un autre type d’abus possible réside dans l’irrespect manifesté à l’égard d’une œuvre. C’est le cas d’une édition bâclée (mauvais papier, ventes forcées par correspondance, éditeur douteux quant au reste de ses publications, illustrations pornographiques). C’est aussi la situation d’un éditeur totalement passif face à des atteintes perpétrées par un tiers.
Tout tient, en réalité et en droit, à la portée, post-mortem, du droit de divulgation.

Pour mémoire, le droit de divulgation constitue l’un des attributs moraux de tout auteur. Le Code de la propriété intellectuelle (CPI) dispose que l'auteur "a seul le droit de divulguer son œuvre" ; il "détermine le procédé de divulgation et fixe les conditions de celle-ci". Le droit de divulgation, c’est donc le pouvoir pour un écrivain de décider seul de la part de son œuvre qui mérite d’être publiée ou de rester sous la forme d’un brouillon conservé avec nostalgie (et, dorénavant, d‘un fichier oublié sur un disque dur). Aucun éditeur ne peut s’emparer du manuscrit, pour passer outre le pouvoir propre au créateur de considérer tel ou tel texte comme indigne de sa bibliographie officielle.  Cet attribut du droit moral ne doit pas être pris à la légère. Le droit de divulgation s’étend jusqu’aux conditions de la divulgation. C’est ainsi qu’un auteur peut invoquer ce droit moral pour refuser une exploitation sur certains supports. La question est de savoir ce qu’il en advient une fois l’auteur disparu.

Passage de relai

Le CPI l’a expressément prévu : "Après sa mort, le droit de divulgation de ses œuvres posthumes est exercé leur vie durant par le ou les exécuteurs testamentaires désignés par l’auteur. À leur défaut, ou après leur décès, et sauf volonté contraire de l’auteur, ce droit est exercé dans l’ordre suivant : par les descendants, par le conjoint contre lequel n’existe pas un jugement passé en force de chose jugée de séparation de corps ou qui n’a pas contracté un nouveau mariage, par les héritiers autres que les descendants qui recueillent tout ou partie de la succession, et par les légataires universels ou donataires de l’universalité des biens à venir." Bref, il y a toujours quelqu’un pour veiller au grain — en clair, pour autoriser une publication, ou s’y opposer. Mais cet exercice post mortem du droit de divulgation n’est pas laissé au seul libre arbitre des héritiers, tantôt battant monnaie à l’aide de projets d’embryons de synopsis, tantôt rougissant en découvrant un écrit érotique que Papa, pourtant si croyant, a visiblement pris plaisir à griffonner. 

Notre cher CPI prévoit donc le "cas d’abus notoire dans l’usage ou le non-usage du droit de divulgation de la part des représentants de l’auteur décédé". Tout un chacun ou presque est alors apte à saisir la justice pour contester leur décision. Et le juge se détermine en fonction de ce que l’auteur avait pour intention : a-t-il prévu le cas dans son testament, une correspondance, son journal intime (inédit lui-aussi !), une interview ? Las, certains gens de lettres sont restés muets. Et, faute d’indications précises, laissent les juristes impuissants. L’arbitraire – autrement dit l’appétit financier, la pudibonderie, la volonté de servir avec fidélité, etc. – reprend… ses droits. Et le débat d’animer les colonnes des gazettes littéraires comme les dîners en ville ; et de gagner les prétoires.

L'exemple de René Char

Ainsi, le 9 juin 2011, la Cour de cassation s’est prononcée sur la divulgation post mortem de la correspondance amoureuse de René Char. La veuve et exécutrice testamentaire du poète s’oppose en effet à l’édition de vingt ans de correspondance entre celui-ci et sa compagne, Tina Jolas. Or, après avoir perdu en première instance, les héritiers, dont le fils à l’origine du projet, ont obtenu gain de cause devant la Cour d’appel de Paris, le 4 décembre 2009. Les magistrats ont alors estimé que "lorsque la personne investie du droit de divulgation post mortem, qui ne dispose pas d’un droit absolu, mais doit exercer celui-ci au service des œuvres et de leur promotion, conformément à la volonté de l’auteur, s’oppose à cette divulgation, il lui incombe de justifier de son refus en démontrant que l’auteur n’entendait pas divulguer l’œuvre en cause et que sa divulgation n’apportait aucun éclairage utile à la compréhension et la valorisation des œuvres déjà publiées".

La Cour de cassation, sans trancher sur l’affaire proprement dite, a estimé en revanche que la cour d’appel avait renversé la charge de la preuve : en clair, en l’absence de dispositions explicites, c’est à ceux qui veulent publier les inédits de démontrer en quoi cela est possible, malgré l’avis négatif du titulaire du droit moral. On l’aura compris, mieux vaut laisser derrière soi un testament explicite sur le devenir de ses tiroirs ou de sa correspondance, pour éviter une guerre assurée entre ses différents survivants aux intérêts souvent divergents.

Camus et le consentement

Beaucoup de grands auteurs sont concernés. En 2015, la Cour d’appel de Paris s’est penchée sur l’application du droit de divulgation pour des écrits inédits d’Albert Camus. En l’occurrence, les magistrats ont sanctionné la publication de lettres inédites, en considérant que la reproduction antérieure d’extraits de cette correspondance n’avait en rien emporté un "épuisement du droit de divulgation". Pour rappel, le droit de divulgation est le droit par lequel l’auteur est seul à décider si son œuvre peut être ou non rendue publique. Quand bien même il serait lié par un contrat et tenu de livrer un manuscrit, les tribunaux ne peuvent l’y forcer s’il s’y refuse. Les magistrats lui demanderont de verser à l’éditeur une compensation pécuniaire, mais en aucun cas ils ne lui feront obligation de livrer son œuvre.

De même, quiconque entre en possession du support matériel d’une œuvre ne peut la divulguer qu’avec le consentement de l’auteur. C’est ainsi que le propriétaire d’un tableau ou d’un manuscrit peut se voir interdire de le rendre public. Quant aux "conditions" du "procédé" de divulgation, dont l’auteur reste maître selon la loi, il s’agit tout simplement du droit attribué à l’auteur de librement décider que sa pièce ne sera pas publiée mais seulement jouée, ou bien récitée mais non jouée, etc. La divulgation nécessite le consentement de tous les coauteurs d’une œuvre. L’article L. 121-9 du CPI apporte d’ailleurs certaines précisions sur les rapports entre droit de divulgation et mariage.

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