“ Ceux qui se prétendent puissants ne le sont pas, regarde le ciel. ” Cette phrase, tirée du dernier roman de Christine Angot ( Les Petits ), vient - on le comprend, ici où récit et échanges sont présentés dans le même corps - de Billy, peu après sa rencontre avec la narratrice. Elle répond à l’appel d’amour qui les fait vivre ensemble et lui fait raconter cette vie de Billy, noir, martiniquais, et notamment tout ce qui se passe, au quotidien, avec son ex-compagne et ses enfants. C’est très simple. Tout commence, longtemps avant, à la troisième personne. C’est l’histoire de Billy qui rencontre Hélène, ils ont des enfants, puis ça ne va plus. Le décor et les descriptions sont réduits au minimum. Ils sont à Paris, en Martinique, ils se téléphonent. La précision, concise, s’arrête sur un geste, un regard, une réaction. Le style est fluide, épuré, rythmé, binaire, ternaire, quatre mesures, ternaire, une incise. Tout s’enchaîne dans une véritable mécanique des rapports amoureux. Et comme toute histoire, elle se cristallise. Dans les enfants. Dans des phrases au statut indécidable : discours rapporté, froide analyse minimale, voix d’enfant seul, voix d’une narratrice qui serait l’écho de Vu du ciel * (son premier roman). Puis bien plus loin, alors que la voix de la narratrice - un je - s’est ouverte, alors que les péripéties s’intensifient, signant le racisme national-sécuritaire, le ton change, on l’entend : “ Tu sais très bien ce que ça m’a rappelé quand j’ai vu cette fille saisir son téléphone .” Quoi donc ? Une dénonciation. On peut tendre des pièges, avec la voix, dans un hall d’aéroport ou l’intimité d’un appartement. Alors, la lecture de ses lignes en ouvre une autre, un autre livre m’appelle. Si Avital Ronell avait assisté à cette scène, elle aurait pensé à l’appel que reçut Heidegger des SA : Elle écrit cela dans Telephone Book : ..............................“ C’est pour vous ” Cette phrase, que l’on trouve dans ces deux livres, et que nous prononçons nous-mêmes à de nombreuses reprises parfois au cours d’une seule journée, en passant un téléphone à quelqu’un, en y répondant, avec dans ces mots une intonation et une réponse donc toujours différente.  “C’est pour toi ”, cet appel, cette destination. On répond “ Oui ” en oubliant le rappel du verbe ouïr. C’est un livre sur le téléphone, le livre du téléphone. Le lire fait remonter des souvenirs, appelle. Et la philosophie peut bien s’y glisser, comme elle peut et doit se glisser dans tous les gestes, paroles et objets quotidiens, sans se limiter, s’enfermer en elle-même. Nous pouvons faire une philosophie du ménage, des transports, du combiné, de tout ce qui est combiné à quelque chose, à quelqu’un, intriqué de telle sorte dans notre existence que, par habitude, et fatigue ou paresse, nous ne pensons plus. Nous devons philosopher les choses, au-delà d’une simple et prétendue mode de la philosophie. Elle se peut joyeuse et sérieuse mais surtout indispensable en ces temps étranges que nous vivons et nommons toujours “ présents ” (ne pas oublier le “s”, le pluriel, pour ainsi se rappeler ce que nous devons savoir : le présent n’existe pas). Dans ces histoires de téléphones, dans ces fils - et ces filles - c’est l’amour qui y est noué. Et puisque on ne trouvera pas “ l’originarité du site ”, la source de la voix, qui es-tu, hé dis-moi, qu’est-ce que tu fais là ? On ne percera jamais tous les mystères. Peu m’importe... Si tu m’appelles... Où es-tu ?... Le téléphone a été inventé en 1875. Un peu plus tôt, en 1856, la technologie - naissait ? avec le lait concentré. La mère d’Alexander Graham Bell était sourde. On plaçait ses lèvres à l’intérieur du combiné. On retrouvait peut-être le cordon ombilical. On avait peur, puis, bientôt, il n’y eut plus besoin de rappeler que ça marchait. Beaucoup plus tard, on ne cessa de vouloir ouvrir des marchés, des lignes. Pourquoi ? Pour ne pas rater un appel, ne pas rater un message, être sûr de pouvoir entendre, d’aussi loin que nous puissions être, même au seuil de la mort - la veille, je parlais à mon grand-père - -- - -- - Et parce que tout nous renvoie à ce message, qui n’est d’aucune origine, et la seule, en même temps - Cette scène magnifique, hors du temps, sur une terrasse d’où l’on voit la côte, «  la femme allongée  », où la narratrice se souvient avec Billy de leur première rencontre, du premier... “ Ç’a été ce regard... ” Tout, dans ce roman, nous renvoie à ce message, destiné à une autre - et que nous voulons recevoir, qui est peut-être le message que nous voulons tous le plus recevoir - cette véritable possibilité, quand bien même aléatoire, éphémère – éternel rappel : “ j’arrive dans une heure, jtm ”. _______ * le terme d’écho est ici employé dans un sens double, où ce serait la presque-même voix, une voix proche mais sans rapport avec elle, ou bien la voix de cette narratrice-là, de cet espace poétique-là, mais comme ayant peut-être grandi, s’étant simplement déplacée. _______ Les petits , Christine Angot, Ed. Flammarion en librairie à partir du 12 janvier 2011 Telephone Book , Avital Ronell, Ed. Bayard (collection Le rayon des curiosités, dirigée par Suzanne Doppelt) - septembre 2006
15.10 2013

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