24 août > Roman France > Hervé Le Tellier

Hervé Le Tellier, pour le titre de son nouveau livre, emprunte à Tolstoï : "Toutes les familles heureuses se ressemblent ; chaque famille malheureuse l’est à sa façon." Mais ici, la citation est tronquée, sa seconde partie disparue. L’écrivain, membre de l’Oulipo et du cénacle radiophonique "Les Papous dans la tête" sur France Culture, ne se paye pourtant pas de mots, l’ellipse du titre n’était que l’ironique promesse d’une galerie de portraits de famille brossés à l’acide. Dès l’incipit, lit-on, "il y aurait du scandale à ne pas avoir aimé ses parents". Et l’auteur de préciser : "Du scandale à s’être posé la question de savoir s’il était ou non honteux de ne pas trouver en soi, malgré des efforts de jeunesse, un sentiment si commun, l’amour dit filial."

La suite est une revue en bonne et indue forme des membres d’un clan décomposé. Il n’épargne personne : ni sa mère assez distante qui s’avère démente, ni son père loser patenté carrément absent, ni son beau-père (le mari de sa mère) à la fois psychorigide et falot. Elevé par ses grands-parents maternels, des gens d’Alsace-Lorraine que l’ascenseur social avait fait monter à Paris (l’aïeul, ingénieur automobile qui participa à la "Croisière jaune", installe sa famille dans le quartier "modianesque" du boulevard Ornano), le petit Hervé n’a aucun souvenir de sa mère dans cette période. Elle n’a pas entendu son fils prononcer ses premiers mots. Tombée en dépression après une séparation dramatique d’avec son père, alors que l’auteur est encore en bas âge, la mère, prof d’anglais, est partie se refaire une santé mentale en Angleterre. Elle en revient mariée avec un type, qu’il appellera bientôt "papa Guy", puis "papa" tout court, et dont il héritera le patronyme, sevrant symboliquement ses liens avec son père biologique, Serge Goupil. Ce dernier, ancien des Arts et Métiers, est le protagoniste de fiascos conjugaux à répétition et l’auteur d’inventions inutiles, tel le "dispositif de nivellement transversal de remorques en stationnement (en particulier des caravanes)", "sans oublier ce "système d’occultation des relations paternelles" qu’il n’a pas songé à breveter". Attelages, façon syndrome de Stockholm, entre mari infidèle et épouse soumise, ou époux sans consistance et femme autocratique et frustrée, haines recuites entre clans (un côté de la parentèle est plus "aristocratique" que l’autre, etc.) ou dans la fratrie (la mère appelle sa pétillante sœur aînée Raphaëlle "Raffy la pute")… chez Hervé Le Tellier, il y a du "Familles, je vous hais", mais loin du réquisitoire vindicatif. On sent paradoxalement dans la mordacité du ton une sorte de tendresse inversée, comme une affection en creux, creusée par l’absence, pour des gens qui n’y pouvaient pas grand-chose au fond. Sean J. Rose

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