Entretien

Salman Rushdie : « Toute cette histoire est derrière moi »

Dans Le couteau, Salman Rushdie revient sur l'attentat dont il a été victime le 12 août 2022 - Photo Rachel Eliza Griffiths

Salman Rushdie : « Toute cette histoire est derrière moi »

Avec la parution du Couteau, Salman Rushdie entend tourner la page de l’agression qui a failli lui coûter la vie, le 12 août 2022, à Chautauqua, dans l’État de New York. Mais son livre n’est pas seulement le récit factuel de l’attentat, de sa survie puis de sa résurrection, et certainement pas un règlement de comptes. Plutôt une catharsis, une ode à la littérature, à la liberté de penser et d’écrire, et, dit-il, « une histoire d’amour » dédiée à ses proches : sa femme Eliza, ses fils Zafar et Milan, sa sœur Sameen. C’est aussi un texte plein d’humour, comme son auteur. De passage à Paris pour la promotion de son livre, c’est, malgré la haute protection policière dont il est entouré, un Salman Rushdie détendu, très en forme, heureux d’être de retour en France, qui a répondu avec spontanéité aux questions de Livres Hebdo.

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Par Propos recueillis par Jean-Claude Perrier
Créé le 04.05.2024 à 13h08

Livres Hebdo : Dans Le couteau, vous racontez que c’est votre agent, Andrew Wylie, qui vous a suggéré d’écrire sur l’attentat.

Salman Rushdie : En effet. Avec Andrew, mon agent depuis près de 40 ans, on est comme un vieux couple marié ! Il me comprend mieux que moi-même. Il m’a d’abord conseillé de ne rien écrire durant un an. Puis, après cinq-six mois, il m’a dit : « Tu écriras là-dessus ». Je m’y suis mis l’an dernier, en février. Il aurait été stupide de ma part d’écrire autre chose, même si pas mal de gens pensaient que j’allais éviter le sujet. Au contraire, c’est le sujet qui m’a dicté ce livre, dont la seule raison d’être est l’attaque dont j’ai été la cible.

« Tout mon fonds sortira progressivement en Folio »

Il s’agit de votre premier livre en grand format qui paraît chez Gallimard. Pourquoi ce changement ?

Gallimard a déjà publié, depuis 2009, plusieurs de mes livres en Folio. Nous avons décidé, avec Andrew, de réunir toute mon œuvre dans la même maison. Tout mon fonds sortira progressivement en Folio.

Un recueil de vos Essais 1981-2002 vient de paraître en même temps que Le couteau...

Oui, un gros volume, qui rassemble deux de mes recueils, Patries imaginaires et Franchissez la ligne… Deux livres pour le prix d’un, je suis un auteur économique ! Et rien que pour la France.

Vous entretenez, depuis vos débuts en littérature, une relation privilégiée avec notre pays. Vous comprenez et parlez même pas mal notre langue.

Mon tout premier roman, Grimus, a été publié chez JC Lattès, en 1977. C’était ma première traduction, avec Israël. Et Midnight’s Children (Les enfants de minuit, Stock, 1983) a remporté le Prix du meilleur livre étranger, le seul que j’aie reçu en France. C’est un long chemin parcouru, et j’adore venir en France.

Dans vos essais, comme dans Le couteau, vous parlez beaucoup de l’Inde, de vos rapports avec votre pays d’origine. Quand y êtes-vous retourné pour la dernière fois ?

Juste avant la pandémie. Je suis allé dans plusieurs villes, dont Delhi ou Bombay, ma ville natale, pour la promotion de l’adaptation au cinéma de Midnight’s Children, par la réalisatrice indo-canadienne Deepa Mehta. C’est moi qui ai écrit le scénario. C’est mon premier scénario abouti, réalisé, et j’ai reçu pour cela mon premier award au Canada.

Vous dites avoir souffert de l’absence de réaction, de soutien de la part des autorités indiennes à votre égard.

Je n’attendais pas grand-chose des officiels, mais quand même ! Rien. Contrairement à d’autres dirigeants, comme le président Biden, ou votre président Macron. En revanche, j’ai reçu beaucoup de messages de sympathie de la part d’intellectuels, journalistes, amis indiens.

« Je ne suis pas sûr de me reconnaître dans "l’Inde nouvelle" du pouvoir indien actuel »

Diriez-vous, comme Arundhati Roy, que l’Inde de Narendra Modi « n’est plus une démocratie » ?

Un milliard d’Indiens sont en train de voter en ce moment, c’est le propre d’une démocratie. Mais j’ai grandi avec la foi en Gandhi et Nehru, qui ne sont plus en odeur de sainteté aujourd’hui. Je ne suis pas sûr de me reconnaître dans « l’Inde nouvelle » du pouvoir indien actuel.

Les Versets sataniques y sont toujours interdits ?

Officiellement, oui, mais on peut sûrement acheter le livre sur Amazon, et le texte piraté circule sur Internet.

Vous arrive-t-il de réfléchir à ce qu’aurait pu être votre vie, sans les Versets sataniques ?

La vie aurait été plus tranquille ! Les années 1980, pour moi, ont été heureuses. Le monde où je vivais me plaisait bien. Et puis patatras, la fatwa. Je me suis dit que je devais continuer sur la même trajectoire, écrire mes livres, sans peur ni esprit de revanche. Et je m’y suis tenu. Si vous ne saviez rien de moi, si vous lisiez seulement mes romans, chronologiquement, vous ne remarqueriez pas ce qui m’est arrivé en 1989. Je suis assez fier de cela.

Le couteau est un livre atypique, inclassable.

Je me suis demandé moi-même ce qu’était ce texte. J’ai failli titrer : « Le couteau, une histoire d’amour ». L’amour pour ma femme, Eliza, ma cinquième épouse (je ne suis pas fier de ça !), pour mes deux fils, Zafar et Milan, mes sœurs… Toute la famille a été bouleversée par ce qui m’est arrivé.

Vous parlez de vos fils, pour la première fois. Que font-ils dans la vie ? L’un est-il écrivain ?

Ah non, certainement pas ! Zafar travaille dans l’événementiel. Milan est plus artiste, musicien ; il veut devenir ingénieur du son, producteur de musique.

« C’est un crime américain dans une Amérique violente, où le meurtre de masse est quotidien »

Ont-ils lu vos livres ?

Peut-être deux ou trois, je n’en suis pas sûr ! Et ça m’agace. Je ne cesse de leur dire de les lire. Mais, après tout, si leur père était avocat, ils ne seraient pas forcés de s’intéresser à ses dossiers.

Malgré l’attentat, vous êtes demeuré vivre à New York. Vous n’avez pas songé à vous installer ailleurs ?

Non, j’y suis maintenant fixé. Ma femme y a sa famille. Et puis on va souvent à Londres, où vit la mienne. Je suis dégoûté par l’agression, et par mon agresseur, pas par les États-Unis. Mais je sais que cette histoire a un rapport avec la violence américaine. C’est un crime américain dans une Amérique violente, où le meurtre de masse est quotidien.

Une longue partie du Couteau est consacrée à quatre « sessions » imaginaires avec votre agresseur. L’avez-vous rencontré ?

C’est une partie fictionnelle, la plus littéraire du livre, et la plus intéressante à mes yeux. Je l’ai écrite comme un dialogue socratique. L’important pour le romancier était de donner à son personnage quelques bonnes répliques ! J’ai croisé mon agresseur une seule fois, 30 secondes, cela m’a suffi. Mais ce garçon demeure pour moi, écrivain, un mystère « romanesque » : qu’est-ce qui a poussé un jeune homme de 24 ans, sans antécédent judiciaire ni fiché pour radicalisation, à commettre un crime contre quelqu’un qu’il ne connaît pas, un écrivain qu’il avoue n’avoir pas lu ?

« Je témoignerai si on me le demande »

Vous témoignerez au tribunal ?

Le procès est censé avoir lieu en septembre, mais je n’en sais pas plus. Oui, je témoignerai si on me le demande, mais le jury n’a qu’à lire mon livre, ma déposition est déjà dedans !

L’accusé a décidé de plaider « non-coupable ». Pourquoi ?

C’est une tactique de négociation de ses avocats, je suppose. Mais je n’attends de ce procès qu’une seule chose : que mon agresseur aille en prison pour longtemps. Désormais, c’est son affaire à lui, pas la mienne. Je me sens presque « détaché ». Toute cette histoire est derrière moi.

Travaillez-vous à votre prochain roman ?

J’ai déjà quelques fragments. Mais, pour l’instant, je suis occupé par la promotion du Couteau, que j’accompagne en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne, au Royaume-Uni, comme un écrivain normal. Ensuite, cet été, je m’y remets !

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Salman Rushdie, Le couteau, « Du monde entier », Gallimard, 270 p., 23 euros et Essais 1981-2002, folio, Gallimard, 1084 p., 14,3 euros, en librairie depuis le 18 avril.

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