Série noire dans l’édition 5/5

Sarkis Boghossian, tué pour des livres rares

Vincent Vanoli

Sarkis Boghossian, tué pour des livres rares

Le cinquième et dernier épisode de notre série nous entraîne dans l’univers feutré du livre ancien où la bibliomanie exacerbée peut mener au meurtre.

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Par Daniel Garcia
avec Créé le 11.10.2013 à 19h29 ,
Mis à jour le 12.10.2013 à 08h46

Le dimanche 18 octobre 1998, aux alentours de 21 h 15, Maria Rodrigues (avec un « s »), concierge d’un immeuble du 14e arrondissement parisien, entend frapper à la porte de sa loge. Elle ouvre et découvre Marie-Louise Boghossian, l’une des occupantes de l’immeuble, pâle et très inquiète. Sa carte Orange à la main, elle explique qu’un ami de son frère Sarkis, qui avait rendez-vous chez lui la veille, à 15 heures, a trouvé bizarrement porte close. Marie-Louise Boghossian, alertée par cet ami, a alors téléphoné à plusieurs reprises chez son frère. Sans succès.

Devant l’émotion de Marie-Louise Boghossian, Maria Rodrigues propose de l’accompagner jusqu’au domicile de son frère. Les deux femmes prennent le métro, descendent à la station Saint-Placide et terminent à pied jusqu’au numéro 83 de la rue de Rennes, où habite Sarkis Boghossian, au 4e étage. Un spectacle macabre les attend.

Le vieux garçon érudit.

Sarkis Boghossian est retrouvé pendu par le cou à un radiateur du couloir de son appartement. Il a été roué de coups, comme en témoignent ses hématomes au visage et sur tout le corps, porte deux marques de blessure à l’arme blanche au bas du dos et il est mort par strangulation. Son calvaire a probablement duré près d’une heure. Et les nombreuses taches blanches, aux murs, prouvent que ses agresseurs ne sont pas repartis les mains vides. L’appartement de Sarkis Boghossian tenait du musée. Après un rapide inventaire, Marie-Louise Boghossian signale aux policiers accourus sur les lieux du crime la disparition d’un Renoir, d’un Seurat, d’une toile de Foujita, d’un dessin de Picabia, d’une photographie de Nadar, d’un lot de lithographies arméniennes, de différents objets d’art et de quelques dizaines de livres rares. C’est par ces livres que tout est arrivé.

Sarkis Boghossian était né le 27 novembre 1924, dans un petit village proche d’Erevan, la capitale de l’Arménie, au sein d’une famille rescapée du génocide. Ses parents émigrent en 1927 pour la France et s’installent à Marseille. Sarkis Boghossian se passionne autant pour la culture arménienne, dont il deviendra un expert renommé, que pour la poésie française, dont il était capable de réciter des œuvres entières. Il s’intéresse à l’estampe, s’initie au monde de la gravure, s’entiche de bibliophilie. En 1967, il s’installe à Paris et ouvre, rue du Cherche-Midi, une librairie d’ancien, spécialisée notamment dans l’orientalisme, qui aura très vite pignon sur rue. Sa passion pour l’art et les livres rares suffisait à remplir sa vie. Vieux garçon solitaire, il menait une vie très rangée et déjeunait chaque jour de la semaine avec sa sœur, Marie-Louise, restée de son côté demoiselle.

Devant la sauvagerie du crime et l’importance du butin, les enquêteurs ne négligent aucune piste. Auteur d’une Iconographie arménienne publiée à ses frais dont le premier tome faisait référence, Sarkis Boghossian était en conflit avec l’imprimeur du second volume : il n’avait réglé que la moitié de la facture, estimant la qualité des reproductions très en deçà de ses attentes. Les policiers cuisinent l’imprimeur, mais se persuadent rapidement qu’il est hors de cause. Ils s’intéressent alors aux coups de fil reçus par la victime, en particulier à un appel datant du vendredi 16 octobre, à 20 h 44, et provenant d’une cabine téléphonique de la rue de Rennes, qui jouit d’une vue directe sur l’entrée de l’immeuble de Sarkis Boghossian. Chose curieuse, le coup de fil adressé à Sarkis Boghossian est précédé et suivi d’un même numéro appelé depuis la cabine.

Grâce au destinataire de ce double appel, les policiers identifient son auteur : une jeune Polonaise arrivée en bus à Paris, quelques jours plus tôt. Elle raconte aux enquêteurs comment, alors qu’elle téléphonait, elle a été éjectée de la cabine par deux hommes, « un gros » et « un petit », qui ont composé un numéro, raccroché rapidement et libéré la cabine, que la jeune femme a pu alors réintégrer. Sa description des deux inconnus est précise. Elle corrobore celle de Maria Rodriguez (avec un « z »), la concierge du 83, rue de Rennes, qui avait remarqué, le soir du 16 octobre, aux alentours de minuit, l’étrange ballet de deux hommes descendant plusieurs sacs poubelles - le butin - par l’escalier. « Le petit » correspond au profil d’Onnik Jamgocyan, un libraire d’ancien installé à Nice, en relations d’affaires avec Sarkis Boghossian et que Marie-Louise Boghossian a signalé aux enquêteurs : elle se méfie de lui.

Le frustre et le fin lettré.

Le 3 novembre 1998, Onnik Jamgocyan est interpellé à Nice et placé en garde à vue. Le même jour, son complice, Arto Pedogliu, « le gros », est lui aussi interpellé. Les deux hommes passent aux aveux mais se rejettent mutuellement la responsabilité du crime, qu’ils assurent ne pas avoir prémédité. Le différend avec la victime portait sur une histoire de prêt d’argent que Sarkis Boghossian avait accordé à Onnik Jamgocyan moyennant quelques livres rares laissés en gage. Onnik Jamgocyan aurait remboursé l’argent, mais Sarkis Boghossian aurait refusé de restituer les livres. Onnik Jamgocyan se serait rendu chez lui, avec Arto Pedogliu, pour le « convaincre » de rendre les livres. « L’explication » aurait mal tourné…

Peintre en bâtiment, né à Istanbul en 1956, ayant acquis la nationalité française en 1983, Arto Pedogliu ne passionna guère les enquêteurs. L’expertise médico-psychologique révéla à son sujet « une impression générale de frustricité (sic), d’une certaine rugosité dans le contact, son bon sens n’étant alimenté que par des idées simples ». Il en allait tout autrement d’Onnik Jamgocyan : « En découvrant sa personnalité, nous n’en sommes pas revenus », confièrent à Nice Matin les policiers chargés de son arrestation (1). De fait, Onnik Jamgocyan ne ressemble guère à l’idée qu’on se fait d’un assassin. Né lui aussi à Istanbul en juin 1955, il arrive en France à l’âge de 9 ans. Son père est théologien, sa mère écrit. Titulaire d’un doctorat d’Etat en histoire obtenu à la Sorbonne, sa thèse portait sur « Les financiers de Constantinople » et avait été saluée par Raymond Barre comme « une très grande contribution à l’histoire économique ». Chevalier des Arts et des Lettres, docteur honoris causa de l’université de Tokyo, Onnik Jamgocyan est un fin lettré. Il parle, écrit couramment et lit le français, l’italien, le turc, l’anglais, l’arménien, le persan… mais aussi le latin, l’ottoman, l’arménien ancien ou le vénitien du XVIe siècle. Il tient boutique sur la Promenade des Anglais à l’enseigne du Palais du livre ancien, une adresse bien connue de tous les amateurs d’ouvrages rares des XVIIIe et XIXe siècles. Le 13 novembre 1998, il devait donner à l’hôtel Méridien de Nice, s’il n’avait pas été arrêté, une conférence sur « Les marchands arméniens en Méditerranée au XVIIIe siècle ».

Comme dépassé par son geste, Onnik Jamgocyan restera muet tout au long de son procès. Sauf à un moment, lorsqu’il sera fait lecture des livres précieux dérobés au domicile de Sarkis Boghossian. Onnik Jamgocyan bondira de son siège comme un diable de sa boîte pour rectifier la date de parution d’une édition des poésies de Clément Marot, indiquée de façon erronée dans les documents de justice.

Condamné à dix-neuf ans de réclusion criminelle, Onnik Jamgocyan purgera d’abord sa peine à la prison de Fresnes, où l’aumônier catholique, le père Gilbert Barbe, ne fut pas peu surpris de découvrir parmi ses ouailles un tel intellectuel, « aussi profondément cultivé », capable d’intéresser son auditoire, dans le cadre d’assemblées de détenus, sur des sujets aussi divers que l’histoire de la papauté, Jérusalem et les Lieux saints ou l’histoire du protestantisme. Un savoir évidemment appris dans les livres… <

(1) Nice Matin du 9 novembre 1998.

11.10 2013

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