Sébastien Raizer, "Mécanique mort" (Gallimard) : L'Est, le vrai

Sébastien Raizer - Photo © Tengu Sugi

Sébastien Raizer, "Mécanique mort" (Gallimard) : L'Est, le vrai

Prenant à témoin ce Nord-Est lorrain exsangue qui l'a vu grandir, <b>Sébastien Raizer</b> en instruit la survie sinistre, entre guerre de territoire, trafics internationaux et autres pernicieuses séquelles.

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Par Jean-Luc Manet,
Créé le 06.05.2022 à 11h00

Ian Curtis, le chanteur suicidé du groupe anglais et fondateur Joy Division, déclame en épigraphe « qu'au-delà de toute cette bonté, c'est la terreur, la poigne d'une main mercenaire. Quand la sauvagerie revient, il n'y a aucun retour en arrière possible. Le présent est bien hors de portée. Le cœur et l'âme, on brûlera ». Le ton est donné.

Après l'imposante et brillante trilogie de L'alignement des équinoxes (tous les tomes également publiés à la « Série Noire »), tatouée de son Japon d'adoption, Sébastien Raizer retrouve son Est natal, celui dit des Trois Frontières, pour un nouveau tour de piste lorrain, sous le feu croisé des inexorables marasmes du libéralisme hargneux et de ses jachères induites où la petite débrouille individuelle mute en industrie parallèle, mortifère et sombre. En 2020, Les nuits rouges exhumaient la grande crise sidérurgique de 1979, Mécanique mort souligne aujourd'hui les inévitables dérives mafieuses d'un même territoire à l'abandon − « le temps éclate son délabrement silencieux » − et l'écriture nous bouscule, nous emporte. Dimitri Gallois est toujours là, en perpétuel combat contre ses fantômes. Après trois ans d'anonymat au plus profond de l'Asie, pour oublier et se faire oublier, il revient à la case départ, dans les starting-blocks de l'embrouille. Trois ans qu'il rumine les exécutions de son père et d'Alexis, son frère jumeau. Et c'est long trois ans, suffisant pour gangrener davantage les rouages de lieux déjà bien mal en point, à savoir Thionville et son bassin industriel KO où « le crime et la crise n'étaient pas des aléas du capitalisme, ils étaient sa validation et son moteur ».

Indépendant de son prédécesseur, Mécanique mort décortique le mariage consanguin des pouvoirs et de la violence : « Dominer pour prospérer. Écraser pour bénéficier. » Collusions froides et drogues chimiques s'y télescopent entre tortures et mathématiques, entre requins cartésiens et fauves détraqués. Mi-Caïn fugitif, mi-Dmitri Karamazov (cette évidente analogie des prénoms, l'Alexis fraternel compris), Dimitri tire sur tous les fils de la pelote d'ombre et de corruption, mais c'est insidieusement autour de lui que se resserrent les mailles. Entravé par le fardeau de sa vieille maman impotente de corps et d'esprit qui de fait insère quelques pointes d'humour décalées au cœur du marasme, il mènera sa croisade jusqu'au bout. Il s'en sortira, presque médiateur, voire rédempteur. Mais au prix de quels remous sanglants ?

Tout en auscultant avec minutie les toiles complices de la finance libérale (dont cette « HSBS » que l'on reconnaîtra sans peine sous un sigle si peu détourné) et des mafias de tous bords, mafias toutes parfaitement réelles, Sébastien Raizer échafaude une histoire solide, fluide ou anguleuse selon les besoins du rythme, sans cesse illuminée d'étincelles digressives ou juste joliment descriptives. Il décrypte et analyse autant qu'il effraie et mord. Du bel ouvrage, du fer forgé dirons-nous, pour rester sur le terrain sidérurgique. Et savoir laminer des romans puzzle ou xiangqi, tout en soignant la souplesse, la fermeté ou la rage de mots dignes des arts martiaux, n'est pas à la portée de n'importe qui. Définitivement, Sébastien Raizer, à la fois journaliste d'investigation et auteur de romans noirs de haut vol, n'est pas n'importe qui.

Sébastien Raizer
Mécanique mort
Gallimard
Tirage: 4 500 ex.
Prix: 19 € ; 290 p.
ISBN: 9782072982842

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