Essai/France 15 mars Jean-Pierre Richard

On sait Shakespeare pas bégueule, mais on ne l'imagine pas forcément graveleux - même dans ses comédies aux accents moins métaphysiques. Chez le dramaturge élisabéthain, Eros reste poli et revêt les atours précieux de l'âge baroque. De prime abord. Sans doute le lit-on avec les mauvaises lunettes, à savoir : nous l'entendons d'une ouïe moderne trop chaste, devenue sourde aux sous-entendus licencieux. Voilà l'erreur corrigée grâce à cet essai de Jean-Pierre Richard, Shakespeare pornographe : un théâtre à double fond. De Hamlet à Othello en passant par Roméo et Juliette ou Le marchand de Venise, l'éminent angliciste révèle sous le masque de l'honnêteté la verdeur du barde de Stratford.

« Omniprésent, le principe d'obscénité participe activement à la composition des pièces », souligne l'auteur de cette étude passionnante. « Détachés du fil de la conversation, incrustés pour le plaisir dans le dialogue et souvent stratégiquement placés en tout début de séquence ou tout à la fin, ces isolats sont d'éclatants concentrés de paillardise, des joyaux du genre. » Ces « croustilles pour le potache » sont d'autant plus savoureuses que Shakespeare les place dans la bouche de personnages candides, comme s'il eût laissé échapper de sa lanterne magique un joyeux génie farceur et priapique. Tout théâtre ne tient-il pas de la farce, veut nous rappeler le grand homme de théâtre anglais.

Les calembours ne s'adressent pas aux moins érudits, le mot glisse d'une langue à l'autre. Il faut entendre le français « foutre » dans l'anglaisafoot,« sur pied », ou traduire le motskill(métier, art) en latinarspour goûter l'ambiguïté de l'allusion :arsse prononçant commearse, « cul » en anglais. Le bon roi de Sicile dansLe conte d'hivers'interroge le plus innocemment du monde : « In what case stand I in ? » (« Dans quelle situation suis-je ? »). L'oreille salace entend : dans quel vagin (case, « poche ») est-ce que je bande (stand, « se dresser ») ? Le petit-fils de Titus Andronicus suggère, à propos d'une parente qui vient d'être violentée, non pas : « Bon grand-père, laissez ces plaintes amères et graves,/Egayez ma tante d'une histoire agréable » («Make merry my aunt with a pleasing tale »), mais, déchiffré par Jean-Pierre Richard : « qu'une queue[tail/tale,« queue » et « conte » sonnent pareil]bien agréable rende[m]a tante sexuellement heureuse (merry) ! » Phallus, coït, sperme, orgasme...Les images grivoises fleurissent en sous-texte, « le pornographe est sans tabou».Et le lecteur contemporain tout ébaubi redécouvre « Willy » : Shakespeare, c'est stupre et tremblements.

Jean-Pierre Richard
Shakespeare pornographe : un théâtre à double fond
Rue d’Ulm
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 20 euros ; 246 p.
ISBN: 9782728806225

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