Entretien

Siri Hustvedt : « Plus on lit, plus l'horizon s'élargit »

Siri Hustvedt - Photo © Philippe Matsas/Opale/Leemage/Actes Sud

Siri Hustvedt : « Plus on lit, plus l'horizon s'élargit »

AvecSouvenirs de l'avenir, l'un des textes phares de la rentrée littéraire étrangère, à paraître le 4 septembre chez Actes Sud, Siri Hustvedtrevient au roman en mêlant sa part réelle à sa part fictive, manière de démontrer que chacun se fait lui-même le récit de sa vie. PourLivres Hebdo, elle explique certaines de ses phrases. _ par

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Créé le 19.06.2019 à 17h29

D'une curiosité insatiable, Siri Hustvedt se nourrit de lectures, de rencontres et de savoirs divers. La production de l'écrivaine new-yorkaise jongle avec habilité entre la forme romanesque et les essais, consacrés à l'art ou aux neurosciences. Une façon d'explorer ses propres interrogations sur le sens de l'existence. « Le passé est fragile, aussi fragile que des os devenus friables avec l'âge », dit-elle.

Pour enrayer le compte à rebours, celle qui s'imagine en « Moi, la vieille dame écrivaine » s'amuse à composer dans Souvenirs de l'avenir, qui marque son retour au roman (Actes Sud, 4 septembre), « les vérités précaires de la mémoire ». Sa narratrice S.H. semble un double de papier. Mais l'auteure s'en défend. Elle préfère se fondre dans l'imaginaire qui la constitue. La faculté de raconter des histoires est primordiale dans cette Amérique toujours archétypale et patriarcale.

Siri Hustvedt- Photo XXXX

Imbriqués les uns dans les autres, les trois récits qui composent cette fiction recherchent les clés de l'identité. Quelles bribes du passé demeurent en nous ? En quoi l'écrivain et la femme S.H. continuent-elles d'évoluer ? L'héroïne de Souvenirs de l'avenir est « venue à New York pour lire, souffrir et écrire son mystère ». Siri Hustvedt n'a rien perdu du sien. Son rire cristallin fuse au milieu d'une réflexion : elle aime se laisser surprendre par les questions.

Livres Hebdo : « Dans la bibliothèque, j'avais des ailes », dit votre narratrice. Qu'en est-il de vous ?

Siri Hustvedt :Je me reconnais tellement dans cette phrase ! Petite fille, j'adorais aller à la bibliothèque. Pas seulement pour les livres, mais parce que ce lieu était dépourvu de stimulations extérieures. Hypersensible, j'avais besoin de paix. La bibliothèque m'offrait cette tranquillité et la possibilité de rêver. Quand on lit, on peut bouger mentalement à travers le temps et l'espace. Quelle magie !

Etudiante, l'héroïne aime aussi déambuler dans les librairies new-yorkaises. Et vous ?

S. H. :Bon nombre d'entre elles ont fermé depuis mon arrivée à New York, mais les librairies indépendantes résistent à Amazon et permettent toujours de découvrir des livres inattendus. Ce roman ressemble à une librairie. Son va-et-vient permanent, entre passé et présent, est comparable à la variété des rayonnages. Un livre sur la Grèce antique peut côtoyer un récit contemporain. Ma curiosité m'a menée à la lecture. A force d'être possédée par tant de voix, j'ai étendu ma conscience. Que signifie être humain ? Cette question m'habite, or plus on lit, plus l'horizon des réponses s'élargit.

Pourquoi cette phrase de Simone Weil, « notre vie réelle est plus qu'aux trois quarts composée d'imagination et de fiction », épouse-t-elle parfaitement l'esprit de ce roman ?

S. H. : Elle en est la raison même. Pour Weil, elle a une connotation négative, alors que ma narratrice peut se reconstituer à travers l'imaginaire. Ainsi, elle vole vers une autre vie. Les humains ont tendance à se souvenir du passé et à se situer dans un futur fictif. Pourquoi prédire cet avenir incertain, à partir de lui ? Ce roman joue sur cette double réalité. Comment vivre entre ces deux lieux flous ? Jeune, la narratrice veut sortir de son présent douloureux. Le couteau et la clé incarnent sa submersion et sa résurrection.

L'écriture contribue-t-elle à « nommer l'ombre et dire la vérité » ?

S. H. : Il n'y a pas une seule vérité universelle. J'écris pour chercher une émotion en fiction. Comme si l'histoire était toujours là, cachée dans un souterrain narratif. A mon grand regret, je n'ai pas tenu de journal lors de mes débuts à New York. Il me reste juste quelques notes.

Avec l'évolution de la narratrice, on suit la mutation d'une ville, New York. Qu'incarne-t-elle à vos yeux ?

S. H. :J'ai grandi avec une ville qui figurait dans tant de livres et de films. Ils m'ont donné envie d'aller vivre là-bas, mais il y avait un tel fossé entre la cité réelle et celle que j'avais imaginée ! Moche, rustre, voire trash, elle avait néanmoins un aspect romantique. Elle proposait énormément de possibilités, mais, sans mon imagination, mon rêve se serait réduit en miettes. Seul l'imaginaire peut colorier le réel.

« Quand j'écrivais, j'étais écrite, moi aussi » : pourquoi votre roman s'ouvre-t-il sur cette phrase ?

S. H. :Nous sommes tous générés par des histoires déjà présentes dans notre culture. Elles forment notre vie. Voyez les rapports hommes/femmes, conditionnés par l'autorité masculine. Simone de Beauvoir affirmait déjà que « l'universel est masculin ». Cela n'a hélas pas changé, puisqu'on a hérité de ces récits qui nous écrivent. Qui raconte l'histoire dans ce roman-ci ? Je mélange trois récits, à commencer par celui qui s'inscrit dans notre rythme biologique. Etre vivant, tel est le mystère qui constitue le fil rouge de mon œuvre. Ici, la clé se trouve dans un objet secret. Une histoire aboutit à une autre, afin d'ouvrir de nouvelles portes chez mes lecteurs. Grâce à la lecture ou à l'écriture, on peut devenir un autre soi-même.

« Dites-moi où se termine la mémoire et où commence l'invention. » Ce roman se veut-il une double invitation ?

S. H. :La mémoire est le sujet même du roman. Elle peut devenir un couteau qui nous détruit, comme le reflète le personnage de Lucy, hantée par ses fantômes. Il suffit d'une émotion pour sauver nos souvenirs. L'acte d'écrire ou d'inventer provoque une forme de distance avec soi-même. Ces fonctions peuvent mener à la guérison. Des psychologues préconisent vingt minutes d'écriture par jour, pour améliorer la santé mentale et l'immunité. J'ai observé ces vertus thérapeutiques lors de mon bénévolat en hôpital psychiatrique.

Est-ce le roman de la vulnérabilité et de la reconstruction ?

S. H. :Complètement. Nos blessures et nos fragilités font partie de nos histoires. Grâce à la littérature, on se dote « d'armes verbales ». Pour moi, ça a été Wittgenstein. Mon héroïne souffre d'un événement précis. Elle approfondit ses émotions en rencontrant « des femmes-sorcières ». J'ai composé ce roman lors de la dernière campagne électorale. L'ère de Trump incarne typiquement l'autorité masculine blanche. J'essaye de m'en moquer, tout en comprenant à quel point il est effrayant et menaçant. L'une des vieilles sorcières affirme que « nous vivons dans un monde où les hommes sont au pouvoir et où les femmes n'en ont aucun ». La réussite se résume à l'argent, un mariage magnifique et un bonheur parfait, or celui-ci n'existe pas en permanence. Il est important de mêler les époques pour saisir celle d'aujourd'hui.

Vous citez Alfred N. Whitehead : « Nous ne sommes rien, sinon l'accumulation des gouttes d'expérience. » Qu'avez-vous appris des vôtres ?

S. H. :Mon livre est un dialogue entre la protagoniste jeune et la vieille. Grâce à son imagination, celle-ci unit sa réalité présente à la fin de sa vie. Paul Ricœur estime que ce sont les histoires qui la maintiennent ensemble. La bonne littérature contribue à voir le monde autrement. J'espère que la mienne secoue et remue les gens. Ce roman n'est pas autobiographique, même si j'y joue avec ma vie [Rires.]. Quand on vieillit, on a tendance à regarder en arrière. Or il s'avère impossible de retourner totalement à celle que j'étais jadis. Mes affects et mon intellect ont changé. Je suis l'héritière d'innombrables histoires et expériences. Le philosophe Whitehead me parle parce que nous ne sommes pas des créatures statiques. A force de cumuler des savoirs et des pensées, je continue à créer des gouttes d'expérience. Vivement que cela se poursuive car je n'ai aucune envie d'arriver à la FIN. W

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