Donnez-lui une baguette, une tradition de préférence, et vous verrez ses pupilles se dilater, ses mains se hâter sur la croûte et le verbe se faire chair. La boulangerie, c'est son truc, le pain, sa passion. Dans son dernier ouvrage, il ne comprend pas pourquoi les Français ont abandonné leur pain comme on abandonne sa fierté. Steven Kaplan est tombé dans le pétrin quand il était jeune étudiant en histoire à Princeton. C'était en 1962. Bouleversé par la mort de son père, il vient faire un stage au Vin du Postillon, infâme piquette ramoneuse d'estomac qui se présentait comme le « vin de Paris ». Lors de sa première journée, rue du Cherche-Midi, il achète chez Lionel Poilâne une baguette qu'il compte déguster dans le jardin du Luxembourg. Lorsqu'il croque dedans, c'est la révélation. « J'ai toujours le goût dans la bouche », assure-t-il près d'un demi-siècle plus tard.

CAP de boulanger

Des saveurs plein la tête, il retourne aux Etats-Unis à Princeton passer sa thèse sur l'histoire américaine, mais reste marqué par son expérience boulangère. En étudiant le XVIIIe siècle français et la Révolution, il s'entiche pour l'école des Annales et s'engage sur le pain, envisagé comme une histoire totale à travers laquelle il montre la société, l'économie, la culture. « Je pensais que cela avait déjà été fait en France. Eh bien non, il n'y avait rien. » Tout en visitant les boulangeries de la capitale, il travaille pendant deux ans dans les archives. Pour aller au bout de sa démarche, il commence un CAP de boulanger. « De minuit à sept heures, j'étais au fournil et le reste de temps à la bibliothèque de l'Ecole normale supérieure. » Il n'a pas terminé son CAP, mais sa passion reste intacte. « Sur les 1 000 boulangeries de Paris à l'époque, j'en ai visité 625. Il y avait toujours des miettes dans ma voiture. »

Sa thèse Le pain, le peuple et le roi reste un modèle du genre. En 40 ans, ce professeur à la Cornell University est devenu l'historien majeur du pain, un domaine dont il a établi les bases et que l'on ne peut explorer sans passer par ses travaux. Dans le pain, il voit un phénomène d'appropriation culturelle. Lui, le juif de Brooklyn dont le grand-père d'origine polonaise ne parlait pratiquement que le yiddish, a appris la boxe et joué au basket avec un entraîneur rabbin pour devenir un bon Américain. En France, il constate que de nombreux boulangers viennent aujourd'hui du Maghreb. « Ils font souvent du bon pain et faire du bon pain participe à leur désir d'intégration. » Bien sûr cet érudit qui a épousé une Française peut parler d'autre chose, mais il en revient toujours à la miche, à la croûte qui cache la mie, à la mâche qui révèle les saveurs. Il se désole, lui qui vit entre New York et Paris, de l'influence américaine avec les pains sans croûte. « Nous sommes à l'ère du mou. On considère que mâcher serait du temps perdu. » Pas pour cet amateur de bons produits. Devant lui ne dites jamais que ça ne mange pas de pain. Le pain est un effort, un effort colossal au quotidien. « Il est plus facile de réussir une béarnaise que de faire du bon pain tous les jours. » C'est pour cela que, même chez les restaurateurs étoilés, il vient discrètement avec son pain. Au cas où... Kaplan, on ne le roule pas dans la farine.

Steven Laurence Kaplan
Pour le pain
Fayard
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 20.90 euros
ISBN: 9782213716671
03.01 2020

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