De passage à Avignon, j'ai eu la chance de pouvoir échanger avec des élus. J'en tire le sentiment qu'une grande maturation s'est opérée, depuis quelques années, autour de la problématique du savoir et, par la même occasion, des bibliothèques. Ce champ qui, pendant longtemps, a pu sembler bien éloigné des séductions de la culture, du moins dans son acception restreinte, devient désormais un enjeu majeur. A cela, plusieurs raisons : - si la culture ne veut pas se réduire définitivement à une activité purement consumériste, elle doit se préoccuper des conditions de sa réception et de la formation des publics. - après une période de simple démocratisation des œuvres, c'est-à-dire d'une plus large accession des couches moyennes à la grande tradition occidentale, il semble qu'il faille aller plus loin et renouveler le processus de création lui-même en multipliant et diversifiant ses acteurs, à l'échelle locale et mondiale. - la culture découvre ou redécouvre qu'elle n'est pas une sphère à part, mais la composante d'une activité humaine plus vaste - en faisant interférer les différents modes d'expression - savants ou quotidiens, théoriques ou pratiques, spéculatifs ou sensibles - par une manipulation de symboles communs, la révolution numérique décloisonne les domaines d'activité et donne une place centrale aux processus cognitifs - héritières de la culture livresque, qui fut longtemps la culture des cultures, les bibliothèques publiques apparaissent comme des carrefours, des passerelles indispensables. Leur capacité à produire des repères dans le chaos informationnel, mais aussi à éviter la tribalisation des esprits et des communautés - à laisser ouvert le jeu des possibles - semble de plus en plus précieuse aux yeux des décideurs soucieux de « faire société ». Une telle maturation ne s'explique pas uniquement par la crise, qui nous transformerait de cigale en fourmi. Elle nous renvoie à un phénomène plus profond qui touche symétriquement le livre et les formes plus sensibles de l'art en les rapprochant dans une même interrogation quant à notre capacité à comprendre encore le monde. Le fait d'avoir en ligne de mire, par exemple, l'éducation artistique ne signifie pas seulement que l'histoire de l'art apprise dans les livres peut être une composante de l'éducation - ce qu'elle a toujours été -, mais que la pratique de l'art elle-même doit devenir pour chacun l'un des chemins de la connaissance, au même titre que les mathématiques ou la physique, il rejoint une tendance plus générale à considérer le savoir, au-delà du seul périmètre scolaire, comme un continuum traversant toutes les activités humaines et pouvant faire l'objet d'une politique spécifique (comme à Lyon ou Toulouse), quand il ne s'agit pas d'en faire le cœur même de toute politique. Une difficulté à mettre ensemble la foultitude des occurrences qui nous traversent S'il est une question qui taraude le champ culturel, beaucoup plus que celle des subventions, c'est bien celle de son utilité au regard du désarroi cognitif dans lequel nous sommes. Ce désarroi n'est pas dû à un manque d'information : elle pullule. Pas davantage à un manque d'outils de compréhension : ils n'ont jamais été aussi sophistiqués. Peut-être s'agit-il, d'une difficulté à mettre ensemble la foultitude des occurrences qui nous traversent. Devenu à lui seul un microcosme, l'individu éprouve toute la diversité contradictoire du monde et ne se satisfait plus de réponses tranchées, d'autant qu'il n'est même plus très sûr de parler le même langage que ses congénères. Rendre, non pas congruentes (vieille lune de la modernité), mais, au moins, commensurables toutes les expériences, voilà le programme minimal auquel nous nous sentons confusément appelés. En cela nous restons fidèle au projet des Lumières, un projet né du livre justement. A ceci près qu'une certaine forme d'encyclopédisme imaginait pouvoir classer le réel - un réel encore assez statique et pauvre, somme toute - alors qu'aujourd'hui, confrontés à la complexité croissante de celui-ci, de façon moins arrogante, nous l'indexons. Et pas dans les livres. Dès lors, le projet des Lumières prend une tournure différente. Il prend acte de la singularité des êtres, des mœurs et des discours et ne cherche pas à la réduire. Il ambitionne, plutôt, de la parcourir et de permettre à chacun d'y tracer son chemin en partageant avec les autres une même acceptation de la diversité et une même ouverture à l'exploration des possibles. Ouvrir le champ, mettre en relation, apprendre à utiliser toute la panoplie des outils de lecture, d'écriture et d'expression qui se mettent à notre portée, se frotter à d'autres univers sociaux, culturels  et générationnels, étendre son écosystème personnel, voilà notre nouvelle frontière et celle des politiques. Voilà le nouvel horizon d'une politique du savoir. Voilà une nouvelle opportunité pour les bibliothèques, dont le modèle trouve, une fois de plus depuis des millénaires, à se renouveler. A suivre ...
15.10 2013

Les dernières
actualités