« En vérité, la politique m'emmerde. » Qui dit cela ? Jean-Paul Sartre ! Non ? Si ! L'homme qui a construit le grand récit de lui-même sur l'engagement restait secrètement tiraillé entre le devoir et le désir. En fait, le tribun à Billancourt sur son tonneau rêvait des Danaïdes. On trouve cette confession dans l'enquête subtile de François Noudelmann. Chez tout autre, un tel livre aurait pris une tournure anti-Sartre. Chez François Noudelmann, il s'agit au contraire d'un Sartre plus humain, stendhalien, dont la duplicité s'exerce d'abord sur lui-même. Il se ment à lui-même en pensant se rapprocher de la vérité. Mais il n'est pas dupe du stratagème. Il s'en amuserait plutôt comme il le confie encore à Michelle Vian. « Vivement la littérature dégagée. ». Il ajoute même : « Je voudrais redevenir troubadour. »

Photo ARNAUD PAÏKINE

François Noudelmann avait eu la puce à l'oreille lorsqu'il découvrit un document montrant Sartre au piano, déchiffrant avec gourmandise une partition de Chopin. Il avait consacré un bel essai sur Le toucher des philosophes (Gallimard, 2008). Mais surtout derrière le clavier, il a eu l'intuition d'un autre Sartre, romantique, fougueux, mélancolique. « Un penseur ne fait pas toujours corps avec ce qu'il pense. » Cela ne veut pas dire qu'il pense mal. Pour en avoir le cœur net, il a épluché des milliers de pages de correspondance, écouté des centaines d'heures enregistrements audio et visionné des dizaines de films révélant un autre Sartre. « Qui fut Sartre ? Un baryton d'opérette, un philosophe allemand, un touriste en Italie, un harangueur de peuple, un homme à femmes, un écrivain caméléon, un rêveur mélancolique ? Sans doute tout cela en même temps. » François Noudelmann avance une explication. « Sartre a chaussé des semelles de plomb pour contrer sa légèreté coutumière. » Comme le scaphandrier ou l'astronaute, il se serait lesté pour rester collé au sol. L'hypothèse est corroborée par divers exemples d'un Sartre plus léger que l'air, gonflé à l'hélium de ses passions.

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On comprend mieux le Sartre touriste qui se laisse aller à l'appel de l'imaginaire, l'homme qui éprouve parfois le besoin de faire le pitre, marxiste donc mais tendance Groucho, ou cet intellectuel contestant la notion d'inconscient qui accepte d'écrire un scénario pour un film de John Huston sur Freud avec Montgomery Clift dans le rôle du psychanalyste.

« Il n'y a pas de raison de disqualifier ses discours, sous prétexte qu'il prend distance avec eux. » François Noudelmann a voulu avec délicatesse « sauver Sartre du sartrisme », montrer les paradoxes de l'apolitique et de l'engagé. Il exprime aussi une empathie pour un modèle qui n'en est pas un, sûrement sans doute parce qu'il ne peut être envisagé comme exemplaire. La liberté de Sartre, c'est d'être lui-même dans ses contradictions, ses erreurs et ses aveuglements les plus graves. On n'ira pas puiser dans la célèbre dernière phrase des Mots, mais tout est dit avec justesse par ce « champion de la transparence » qui « règle ses comptes avec lui-même ». Alors tout ça pour Sartre, dira-t-on ? Oui, mais ça valait vraiment le coup !

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François Noudelmann
Un tout autre Sartre
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 18 € ; 208 p.
ISBN: 9782072887109
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