Il y a toujours une raison pour ne pas lire un auteur, un livre, trop ceci, pas assez cela, avec kyrielle de qualificatifs – au choix, rayez les mentions inutiles : lourd, compliqué, long, minimaliste, lyrique, poétique, lent, politique, incompréhensible, violent, parodique, désuet, etc. Bien sûr, on ne peut pas tout aimer, on remarquera néanmoins qu’il est souvent plus facile de détester que d’aimer. Certes, même avec une position de lecteur avisé que peuvent, doivent, occuper libraires et critiques, nous aurons toujours des lacunes. Mais la récurrence de l’argument ne cache-t-elle pas autre chose ? Derrière le simple fait qu’il nous sera impossible de lire « pour de vrai » la totalité de notre « bibliothèque intérieure » (cf. Comment parler des livres que l’on a pas lus ? , Pierre Bayard, Editions de Minuit), le propre de cet argument, le trop ou le pas assez, n’est-il pas que son accommodement est permis à toutes les sauces ? Je ne cherche pas à jouer au critique que je ne suis pas, mais je m’interroge devant la régularité de certaines réactions, par exemple, envers Christine Angot. Depuis de nombreuses rentrées littéraires, on lui reproche d’être trop violente, exigeante ; alors que son dernier livre est plus que jamais calme et apaisé, elle se trouve être encore la cible de nombreux critiques. Pourquoi ? Ne mettrait-on pas, justement, trop peu de distance vis-à-vis du « personnage » dont on peut souvent être bien content de parler ? Un phénomène, quel qu’il soit, fait vendre. Alors peut-être faudrait-il apprécier différemment cette notion de phénomène littéraire.   L’auteur de Vu du ciel , L’inceste , et Rendez-vous , est écrivain ; une vraie. Il suffit de les lire, de les analyser. Et cela ne m’empêche pas, dans son œuvre encore non terminée, de préférer certains textes à d’autres. En tant que libraire, lecteur, je peux avoir des a priori, des appréhensions envers des auteurs que je ne connais pas, et mon travail consiste en partie à être capable de les dépasser pour parfois conseiller des livres que je n’aime pas moi-même ; je dois donc connaître le maximum d’auteurs, et pour cela, deux choses au moins sont nécessaires : l’ouverture d’esprit et la curiosité. Et s’il y a bien une chose, dans nos métiers, au service de laquelle elles doivent être, c’est la littérature, au-delà de mon propre confort, pour la défendre contre l’apathie ambiante, défendre une littérature exigeante, créative. Où se situe donc le phénomène littéraire ? Dans la conversation qui ne fait que répéter le contenu d’un article de journal ou dans la découverte d’une chose étrange et nouvelle ? Mais nous le savons bien, rien n’est plus drôle qu’aimer et détester tour à tour, perpétuant ainsi de vieilles mondanités qui font de l’adulé d’hier l’honni d’aujourd’hui. Si les auteurs s’insultent entre eux depuis longtemps (cf. Ceci n’est pas de la littérature , Sylvie Yvert, Editions du Rocher), les critiques ne se privent pas de faire de même. S’il s’agit d’être virulent pour dénoncer une hypocrisie ou une escroquerie, voire un coup commercial, pourquoi pas – encore qu’on le voie bien rarement – mais que l’on m’explique l’intérêt de démolir un écrivain avec acharnement. Tout le monde ne bénéficie pas d’une telle attention. Puisque nous sommes tous capables d’avoir un avis sur tout, même ce que nous n’avons pas lu, peut-être pourrait-on s’abstenir de l’écrire. Mais que faire alors, que faire ? Et si l’on avait oublié, dans notre colère, quelque chose au passage ?   Comme le dit un de nos clients : « si on a pas envie de lire X parce que c’est sombre, on ne le lit pas, c’est tout, on ne va pas lui reprocher d’être sombre ». Pour l’un Dostoïevski n’est « pas de sa génération », pour l’autre ce sera un genre ou une époque entière qui passera à la trappe. Là notre champ devrait s’élargir, il se trouve parfois bien rétréci. Pourquoi, autre exemple, occulte-t-on autant la poésie, le théâtre, et la littérature expérimentale ? Pourquoi ne dégage-t-on pas de nouveaux horizons, continue-t-on de ressasser de vieilles histoires, au lieu d’amener les lecteurs à découvrir ?... Ah oui, ça, c’est l’autre argument, c’est difficile, et puis ça ne se vend pas (entendu dans la bouche même d’un membre d’équipe éditoriale pendant une présentation de rentrée). Comment défendre alors la et les nouveautés ? Je n’aime pas les ouvrages commerciaux, me méfie des articles et tactiques, d’un certain ton, est-ce que ça sert à quelque chose de le dire ? Non, probablement à rien, on finit par se faire coller des étiquettes. Et le but, c’est de ne pas en avoir, être unique, inclassable. Alors laissons le temps et les œuvres parler au-delà de nos immidiatetés quotidiennes, je ferai autre chose, je parlerai de ce que j’aime, à chaque fois. J’essaierai d’être généreux et de faire partager. « Seuls ceux que j’aime, écoutez ! ». C’est le cri de Lutz Bassmann, du fond de sa cellule.
15.10 2013

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