Roman/Espagne 29 août Javier Marías

« Les souvenirs ne sont jamais fiables. » Pourtant, on s'accroche à eux comme un oiseau à sa branche. Ici, on fait corps avec la voix de Berta Isla, « une Madrilène pur-sang » retraçant son parcours étonnant. Elle n'est qu'une enfant lorsqu'elle rencontre Tomás, l'homme de sa vie. « Un amour primitif et obsessif » les relie. Il va se sceller sous la forme d'une fraternité impossible à fracasser. Elle va « devenir Berta Isla Nevinson, un nom qui évoquait aventures ou contrées exotiques. » Elle ne croit pas si bien dire... Tomás travaille pour les services secrets britanniques. Ses missions, au sein des sections des MI5 et des MI6, impliquent de longues séparations. « Le seul univers que nous partagions, c'était la maison, le lit et l'enfant, un univers de rires et de baisers. » Alors Berta prend son mal en patience. A force de devoir constamment changer d'identité, Tomás est condamné à rester « un banni de l'univers ». Sa femme constitue son ancrage. « Toi seule me permets parfois de me rappeler qui je suis au juste. » Un double de l'écrivain se fondant merveilleusement dans d'autres peaux que la sienne. Comment ne pas s'y perdre ?

« Nul ne sait jamais la part d'ombre qu'il lui convient de garder. » Une part que Javier Marías malaxe à travers son œuvre magistrale. « Ce n'est pas la vérité qui compte, mais ce que l'on décide en son nom. » D'ailleurs elle se révèle encore plus floue quand Tomás disparaît d'un coup. Sonnée, Berta reste avec ses enfants et ses doutes. « Nous pouvons vivre dans une perpétuelle erreur et soudain nous apercevoir que tout est incertain, ingérable, que rien ne repose sur le roc. » Ce quotidien opaque l'oblige à avancer malgré tout. Personne n'étant en mesure de lui confirmer le sort de son mari, tout espoir est permis. Y compris le revoir. N'empêche que cette Pénélope se perçoit comme une « veuve à tous les égards, dont le mari s'était comporté comme un fantôme, comme un Dr Jekyll avec trop de parts d'ombre et de tourment. » Comment savoir s'il est mort, prisonnier ou obligé de mener une autre existence ? « La vie de quelqu'un est partout : elle est là où il va ; là où il se retrouve. » Et là où règne son absence. Pour Berta, il subsiste dans le passé et dans cette attente qui s'éternise. Une décennie passe, avec ses amants de passage et ses enfants qui grandissent, mais au fond d'elle, elle n'aspire qu'à revoir Tomás.

« Comme c'est facile d'être dans l'obscurité, à moins que ce ne soit notre état naturel. » Un état d'esprit à la Joan Didion, refusant le couperet de la mort. « Ce qui n'existe pas ne se raconte pas. Même ce qui existe n'existe pas. » Javier Marías s'efforce toutefois de relater cet entre-deux où tout est possible. En suivant son héroïne sur plusieurs décennies, il livre une réflexion sur le temps qui file et effiloche les illusions. « Ma jeunesse commença à s'envoler... Sans doute ai-je refusé de m'éloigner de l'âge qu'avait Tomás lors de sa disparition. » Telle une femme de marin, tantôt paisible tantôt fragilisée, elle refuse d'abdiquer, même si ses espoirs « sont relégués au domaine des mirages ».

Ce roman pose la question du choix. Est-ce qu'on opte pour sa vie ou bien la subit-on ? Berta la rêve tout en la menant de front. Qu'en est-il de son mari, Tomás Nevinson ? Suspense... Une fois de plus, l'écrivain espagnol Javier Marías nous prouve qu'il est un géant. Son art ? Composer « un éloge du secret », dont lui seul a la minutie, la psychologie et le secret. 

Javier Marías
Berta Isla - Traduit de l’espagnol par Marie-Odile Fortier-Masek
Gallimard
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 23 euros ; 592 p.
ISBN: 9782072787973

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