Avant-critique Science-fiction

Viggo Bjerring, "Le cœur du monde" (Robert Laffont)

Viggo Bjerring - Photo © Frej Rosenstjerne

Viggo Bjerring, "Le cœur du monde" (Robert Laffont)

Viggo Bjerring, figure émergente de la SF danoise, nous embarque dans les pas d'un correcteur qui, alors qu'il travaille à la réécriture d'un mystérieux roman, voit la réalité se déliter.

Parution 2 octobre

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Par Cédric Fabre
Créé le 30.09.2025 à 09h00

Une bonne correction. Mads n'a pas d'amis. Son quotidien de trentenaire célibataire consiste à naviguer sur les sites d'offres d'emploi. Il est correcteur de métier et, dans son petit appartement de Copenhague aux murs couverts de posters de Lana Del Rey et de Dark Vador, il enchaîne les petits boulots, s'épuisant à réécrire des communiqués de presse ou des modes d'emploi d'appareils électroménagers. Il se définit comme un « sans-envie », dont la routine va basculer le jour où il se voit proposer, contre une grosse somme d'argent, de réécrire le roman d'un auteur inconnu, sur lequel il ne trouve aucune information. Il s'agit des aventures fictives d'un photographe pris dans la tourmente d'une guerre au Moyen-Orient. Une fois publié, le roman devient rapidement un best-seller. Mads propose alors une suite et obtient carte blanche pour imaginer l'histoire de ce deuxième tome. Seule contrainte : le personnage se retrouve dans un quartier de haute sécurité d'une prison. Le titre du roman, Isolement, va curieusement résonner avec la propre existence de Mads. Dans ce futur proche, qui a subi des pandémies et des inondations, l'écocapitalisme règne en maître, qui laisse sur le carreau des millions d'« Inutiles ». Mads lui-même se sent « isolé tel un fantassin laissé seul dans la jungle après une guerre oubliée depuis longtemps ». Ce roman aux allures de thriller à rendre paranoïaque et aux rebondissements toujours plus terrifiants offre la physionomie d'une société atomisée et d'un environnement dépeuplé, d'où sont cruellement absents les foules, les cafés, les bruits de la ville, où l'État n'est plus qu'une sorte d'abstraction. Les individus - qu'on peinerait à qualifier ici de « citoyens » - sont devenus des êtres esseulés et insociables qui ne se repèrent plus ni dans le temps ni dans l'espace, et dont les souvenirs sont peu à peu déformés parce qu'ils ne sont plus partagés. L'écrivain danois Viggo Bjerring - qui a fait des débuts remarqués en 2016 avec un recueil de nouvelles, Balancekatten, et un roman court, Qwerty, (non traduits) - ne fait finalement que pousser au bout de leur logique des dérives sociétales qui sont déjà les nôtres. À peine Mads a-t-il commencé le deuxième tome, espérant « faire progresser son texte vers le réel », que tout se met à dérailler : il aperçoit la même personne quasiment au même moment dans plusieurs lieux différents et il ne trouve soudain plus de trace de ses voyages, comme s'il ne les avait jamais faits... Au-delà d'une trame qui donne le tournis, ce livre questionne le rôle même de la littérature : une civilisation ne tient-elle que sur les histoires qu'elle se raconte sur elle-même ? Pour Mads, écartelé entre plusieurs niveaux de réalité, la quête de lucidité finit par se confondre avec le récit de sa lente chute, celle d'un homme qui n'a pas même plus la possibilité d'éprouver la viabilité des valeurs et principes moraux qu'il croit défendre, faute de témoins, faute d'altérité. Avec ce roman, premier d'une duologie dont le deuxième, La géométrie du cœur, est sorti en 2024 au Danemark, Viggo Bjerring se distingue en insufflant dans le genre de l'imaginaire la dose d'humour noir, de folie et d'insolence qui lui manque trop souvent.

Viggo Bjerring
Le cœur du monde
Robert Laffont
Traduit du danois par Catherine Renaud
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 21 € ; 256 p.
ISBN: 9782221279120

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