"Nous avons fait une guerre stupide, non ?" Le livre d’Haruko Taya Cook et Theodore F. Cook se referme sur cette interrogation. Elle émane du soixante-septième témoin interrogé par ce couple d’universitaires spécialistes de l’Asie qui enseignent à la William Paterson University, dans le New Jersey, et traduit bien la perplexité qui cache à peine la douleur d’une période refoulée.
Parue en 1992 aux Etats-Unis, cette vaste enquête est époustouflante pour ce qu’elle nous dit du Japon en guerre. Cette histoire orale offre en effet une plongée sidérante dans un pays entraîné dans la catastrophe comme par un vent violent.
Parmi ceux qui ont accepté de livrer leurs souvenirs aux deux historiens, quelquefois sans pouvoir retenir leurs larmes, on croise la veuve d’un pilote kamikaze, un rescapé de Kaiten - ces torpilles humaines -, un tortionnaire de l’unité 731 qui pratiquait des expériences horribles sur les Chinois et qui fut condamné pour crimes après la capitulation, mais aussi une infirmière, un journaliste ou le photographe qui prit les cinq clichés après l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima. "C’est la seule fois de ma vie où j’ai vu rôtir des êtres humains."
Ce livre bouleversant nous rappelle combien la guerre est une affaire de mémoire, d’autant plus quand les témoins disparaissent. De 1931 à 1945, le Japon fut en guerre. D’abord contre la Chine, puis contre les Etats-Unis, enfin contre le monde. Sur cette séquence tragique, une chape de plomb a été posée, mais cela n’empêche pas la souffrance d’exister dans les familles. Elle affleure dans chacune de ces pages.
Haruko Taya Cook et Theodore F. Cook sont allés à la rencontre de ceux qui avaient des choses à dire sur cette terrible guerre où il est question de massacres (Nankin), de suicides plus ou moins volontaires (les kamikazes), de cruauté (les prisonniers utilisés pour la construction de la ligne de chemins de fer Birmanie-Siam), mais surtout de la désolation qui ravage l’empire.
On lit ce copieux volume comme un grand reportage qui nous immerge dans une société moderne et traditionnelle aux codes si particuliers, avec sa détresse contenue et son repentir apprêté. "C’est scandaleux de tuer quelqu’un. Mais c’est encore pire d’oublier que vous l’avez fait." C’est pour combler cet oubli, délivrer une parole muselée en quelque sorte, que ce livre exemplaire a été conçu. A la fois pour révéler la complexité des rapports humains et l’extrême confusion d’une guerre en tout point terrifiante. Laurent Lemire