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Agnès de Clairville, l'avis des bêtes

Agnès de Clairville - Photo HarperCollins Melania Avanzato

Agnès de Clairville, l'avis des bêtes

Dans le roman polyphonique Corps de ferme (HarperCollins), Agnès de Clairville raconte le quotidien d’une ferme du point de vue des animaux tout en tissant une réflexion sur la maternité et notre rapport au vivant. 

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Par Sean Rose 
Créé le 25.01.2024 à 16h14

Livres Hebdo : Vous racontez la vie d’une famille d’agriculteurs du point de vue des animaux de la ferme. Pourquoi l’idée d’un tel livre ?

Agnès de Clairville : Avant de bifurquer dans la microbiologie, j’ai eu une formation d’ingénieure agronome. Je ne venais pas de ce milieu, et dès mon tout premier stage, je me suis retrouvée confrontée à la dureté d’un quotidien que je ne soupçonnais pas. Alors que je ne pensais pas encore écrire, cette idée d’en parler est restée dans un coin de ma tête. Dans Corps de ferme, j’avais surtout envie de parler de notre animalité. Quand, il y a deux, trois ans, j’ai voulu traiter ce sujet, je me suis demandé comment j’allais l’aborder. Faire un récit du point de vue animal n’était pas prévu au départ, mais cela s’est révélé la meilleure façon de donner à voir ce qui lie les fermiers à leurs bêtes – qui n’a rien à voir avec ce que ressentent la plupart des gens, les urbains, dont le rapport à l’animal se réduit au compagnonnage et à la consommation.

 

C’est un roman polyphonique, avec plusieurs voix d’animaux. Comment le choix s’est-il effectué ?

Je voulais partir des trois animaux emblématiques de la ferme : la vache, le chien, le chat. Tout d’abord, la vache pour en avoir une bonne expérience. Lors de mes stages dans des exploitations laitières, j’ai pu l’observer au jour le jour, voir comment on lui retire son veau alors qu’elle vient de mettre bas ; la traite, matin et soir, qui établit une routine entre l’animal et le fermier… Je souhaitais également deux autres bêtes qui vivent au plus près du quotidien des éleveurs. J’ai donc pris les deux animaux domestiques les plus répandus dans les foyers français, sachant qu’ils ont dans la ruralité une place qui n’a rien à voir avec celle qu’on peut leur faire dans les villes. La chienne épagneule dans le roman accompagne son maître à la chasse. J’ai été marquée par la lecture de L’animal et la mort de l’anthropologue Charles Stépanoff (La Découverte, 2021). Le rapport à la mort est tout autre à la campagne, la mort intègre le cycle de la vie.

Quant au chat de la ferme, il a accès à une intimité encore supérieure à celle de la chienne, déjà intime, il entre dans toutes les pièces de la maison. Il a ce côté « je ne dois rien à personne : je chasse, je me bats, j’ai ma vie à l’extérieur… J’ai des enfants partout, j’ai une vie dont personne ne peut saisir plus d’une facette. » Je voyais aussi ce chat comme une espèce de sage, un animal plus évolué, avec plus de recul sur la situation. Je me suis saisie de ce cliché littéraire pour en faire un observateur privilégié de la situation : il voit la difficulté de la fermière à être mère, le rapport entre les deux garçons, l’autorité du père…

 

On est dans la sensation à hauteur d’animal, vous passez par le corps animal pour parler du corps des fermiers…

Que ce soit avec le végétal, ou avec l’animal, l’agriculteur est constamment en contact avec la nature. Contrairement aux corps urbains, ce sont des corps sans arrêt en relation avec le vivant. Pour arriver à traire mécaniquement une génisse, il faut commencer à la traire à la main. Avec les veaux, pareil, je montre comment la fermière leur apprend à boire dans le seau en mettant ses propres doigts dans leur bouche comme une tétine. Je voulais traduire cette relation charnelle, notamment par les odeurs, les textures, la sensation des pattes de l’animal contre le corps humain, de la nourriture qui est donnée aux bêtes. On a beau décrire des vies rudes, très physiques, les corps sont souvent cachés, ils sont engoncés dans une éducation austère et un quotidien âpre qui laisse peu de place aux plaisirs sensuels et à la tendresse. Le corps des fermiers est au service de la ferme.

 

Dans votre premier livre, La poupée qui fait oui (HarperCollins, 2022), vous racontiez comment les femmes intériorisaient, parfois en la sublimant, la violence qui leur était faite. Ici la fermière semble subir ses maternités…

Le thème commun entre mes deux romans est l’intériorisation des injonctions faites aux femmes. La fermière doit donner des héritiers, mais pas trop, car il ne faut pas que l’exploitation se morcelle à cause d’une succession nombreuse. Elle doit prodiguer de l’amour maternel, mais pas trop, parce qu’elle doit vite retourner à ses tâches et s’occuper des animaux. Il y a aussi chez le personnage de la fermière la question de la transmission : que peut-elle transmettre de sa féminité, elle qui n’a que des garçons ? Cette question se pose déjà avec sa propre mère au début du livre, qui vient supposément aider à la naissance du cadet, mais qui est là surtout pour vérifier que tout se passe bien, veiller à ce qu’on ne s’apitoie pas, qu’on reproduit le schéma traditionnel… Le silence renforce d’autant toutes ces injonctions. Un silence qui ne peut que conduire au drame.

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