Hommage

Les Parques sont sans pitié. Jean Cocteau avait subi la « concurrence médiatique » d’Édith Piaf, Jean d’Ormesson celle de Johnny Hallyday. Voici que Philippe Sollers tire sa révérence en même temps que le Royaume-Uni se couronne un nouveau monarque.

Peut-être, de là où il se trouve désormais, cet anglomane assumé, qui ne cessait de rappeler les deux siècles (1259-1453) où son Talence natal appartenait à la Guyenne anglaise, a-t-il apprécié l’ironie de la chose. Sollers « l’ingénieux » – c’est le sens de l’adjectif latin qu’il s’était choisi pour pseudonyme, afin de pouvoir publier en 1957 un premier texte provocateur, Le Défi, au grand dam de sa très bourgeoise et pieuse famille – pratiquait volontiers l’humour british, les blagues de khâgneux et l’autodérision, ma non troppo. Toute sa vie, l’homme et l’écrivain, les deux fondus en un seul, se sont plu à se trouver là où on ne les attendait pas : après la crise de la tentation maoïste, se revendiquer catholique ultramontain, voire papolâtre ; après les années de littérature expérimentale au Seuil, avec la bande de Tel Quel, revue et collection, se transporter avec un même dispositif, L’Infini et sa collection éponyme, chez Gallimard, ce temple du classicisme chic qu’il avait tenté d’intégrer dès ses tout débuts, en vain. Comme sa correspondance avec Francis Ponge (à paraître le 22 juin chez Gallimard) en témoigne, malgré le parrainage prestigieux du poète du Parti pris des choses, ainsi que les torrents d’éloges que déversèrent sur le minot bordelais Mauriac et Aragon, Marcel Arland, alors tout-puissant à la NRF, résista aux sirènes. On ne disait pas encore « buzz ». Jean Paulhan, lui, se montra plus compréhensif. Puis Sollers, enfin, entra en grande pompe rue Sébastien-Bottin (pas encore rue Gaston-Gallimard), en 1983, avec un roman majeur et triomphal, Femmes.

Lequel ne lui valut pas que des ami(e)s. Mais notre homme n’en avait cure, il faisait la pluie et le beau temps dans le Tout-Paris germanopratin, et une partie de la presse. Le reste appartient à l’histoire littéraire, qui jugera de son œuvre, de son influence, de son pouvoir. Il n’a jamais obtenu les grands prix littéraires, ni le Nobel, ni été élu à l’Académie française (qui n’a pas voulu de qui ?), on espère qu’il entrera vite dans « La Pléiade », c’est peut-être même déjà en cours.

Découvreur de talents

Ce que l’on sait peut-être moins, c’est l’attention que portait l’écrivain arrivé aux débutants, la façon dont ce découvreur de talents, cet accoucheur, prenait un plaisir gourmand à susciter chez un néophyte le désir d’écrire un livre. Que le projet aboutisse ou non : c’étaient des heures de discussions – parfois de monologues, il suffisait de relancer ce causeur éblouissant, et il redémarrait –, de télescopages érudits qu’il fallait s’efforcer de suivre, de décrypter, avec l’aide (?) des whiskies apéritifs au bar du Pont-Royal, puis des Bloody Mary (ça ne s’invente pas) à la Closerie des lilas, tout près de chez lui. Sans compter tant de havanes dégustés ensemble. Philippe était un amateur de Montecristo n4, propices à la confidence.

On le trouvait aussi souvent dans les cocktails. Il mettait un soin appliqué à se placer dans un coin, une embrasure de fenêtre comme à Versailles au XVIIIe siècle (sa période d’élection) ou dans un palais de Venise, la ville de sa vie – en marge mais certain qu’on le remarquerait, parmi quelques fidèles. Un soir, l’auteur de ces lignes avait un peu trop bu et, s’approchant d’un Sollers qui l’y avait aimablement invité, entouré comme souvent d’un aréopage de jolies femmes, lui avait lancé : « Alors, Philippe, toujours hétérosexuel ? » Je me souviens encore de son si bref instant de sidération, puis de ce fou rire qui ne l’a pas quitté de la soirée. Il me rappelait encore mon joke il n’y a pas si longtemps...

Ce sont ces images de lui que je veux conserver : ses yeux malicieux de lama tibétain, sa gestuelle presque chinoise avec son fume-cigarette toujours allumé (le havane se fumait seulement chez lui, en privé), la belle intaille romaine qu’il portait à la main gauche, et cette fragilité, cette pudeur dissimulées derrière l’humour et l’élégance, dans tous les domaines.

Alors arrivederci et thank you, don Philippe.

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