Une apparition. Les temps avaient beau n'être pas bégueules, et l'équipe réunie autour du regretté Edouard de Andréis en avoir vu d'autres en matière de vertes, de pas mûres et de "bohème chic", il n'empêche ; l'arrivée tonitruante dans les locaux du magazine City, un jour du coeur des années 1980, de la très jeune, très belle, très insolente, Simonetta Greggio, ne laissa personne indifférent. La demoiselle, toute en talons, col de fourrure et culot, venait, en un français joliment approximatif comme piqueté de douceurs transalpines, proposer ses services d'écriture à la rédaction. "Chiche", répondit Andréis pour qui l'improbable était une norme managériale... Il s'ensuivit quelques articles joliment buissonniers inaugurés par une balade italienne en Vespa. Un retour aux sources qui n'était pas le premier, ne serait pas le dernier.

Tout avait donc vraiment commencé dans un village près de Padoue. A l'heure où 68 fait entendre ses lointains échos, où dans son collège de bonnes soeurs (dont elle ne tardera pas à être virée) on apprend à prier pour envoyer les gauchistes aux gémonies, la petite Simonetta s'enivre des chansons des Beatles ou du Jefferson Airplane que fredonne sa mère. La vraie vie est ailleurs, bien sûr, c'est-à-dire à Rome et dans les livres. A 17 ans, fuyant un foyer tourmenté et un destin de "ragazza bovaryenne", elle fait du baby-sitting pour un cinéaste français venu assister Joseph Losey sur le tournage de Don Giovanni. La Ville éternelle jette alors ses derniers feux de dolce vita. Simonetta, qui a la sagesse de la jeunesse et devine que tout cela n'aura qu'un temps, en profite. Elle est dissipée, dispersée et travailleuse. Elle passe son baccalauréat en auditrice libre au couvent des Ursulines de Cortina d'Ampezzo, où elle croise parfois Giulio Andreotti venu y faire retraite... Puis il y aura la fac à Venise, qui est triste comme chacun sait, et l'arrivée à Paris en 1981 pour une inscription à l'EHESS. La vraie vie est enfin au rendez-vous dans une réinvention constante de soi que favorise l'époque. La suite, ascension, chute et rédemption comprises, sera un de ces récits générationnels comme Simonetta Greggio, devenue romancière, sait nous en régaler.

Fondre le romanesque dans la vie

Ainsi de celui-ci, son cinquième roman, L'homme qui aimait ma femme. C'est un Jules et Jim pour les enfants du baby-boom, une pauvre histoire d'amour et de colère, un truc très français où se devine le chagrin d'un pays peu à peu exilé de lui-même. De 1965 à nos jours, deux frères, Yann et Alexandre, aiment la même femme, Maria. Avec l'élégance libertaire (libertine ?) d'une Vilmorin, la tendresse navrée d'une Sagan, "la" Greggio raconte ce rêve hippie qui se dissout dans la crise des "subprimes". "Nous voulions changer le monde, il nous a changés...", constate-t-elle. Depuis son précédent roman, le très beau Dolce vita, 1959-1979 (Stock), elle ne craint pas de faire entrer le monde et son cortège de folie et de mort dans ses livres. "Je n'ai plus peur. De rien ou au moins de pas grand-chose, et surtout pas d'avouer, comme mes écrivains de chevet, Emmanuel Carrère, Philip Roth ou Ian McEwan, "d'où" j'écris".

Comme parfois Simonetta manque un peu de sens commun, elle eut l'idée saugrenue, alors qu'elle traversait au début de ce siècle une "mauvaise passe" personnelle et financière, de "rebondir" grâce à la littérature, et à sa rencontre chez Stock avec Capucine Ruat et Jean-Marc Roberts... Ce sera La douceur des hommes, publié en 2005, "lancé" par François Busnel dans les pages de Lire et vendu à plus de 15 000 exemplaires (traduit depuis en huit langues...). "J'ai eu l'impression qu'un voile se déchirait. C'était, et cela demeure, une expérience étrange et magnifique, comme s'éloigner de soi pour mieux y revenir." Par la suite, Dolce vita lui permettra de franchir un cap et de fondre plus encore le romanesque dans la vie. Cette Italienne "parisianissime", que ne dégoûte pas forcément la rumeur du monde, vit pourtant éloignée de tout et tous au fin fond du Luberon. Elle y prépare les prochaines étapes, un livre sur l'Italie contemporaine, de la loge P2 au Berlusconisme, un documentaire en trois volets sur les femmes. A l'écouter vendre si joliment sa ligne d'horizon, on songe à cette vieille chanson de Paolo Conte qui psalmodie "Avanti, avanti bionda/finché batte il cuor/tanto la vita è un bel fior" (en avant la blonde/tant que le coeur bat/parce que la vie est une belle fleur).

L'homme qui aimait ma femme, Simonetta Greggio, Stock, prix : 20 euros, 302 p., ISBN : 978-2-234-06496-6. Sortie : 22 août.

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