Bonnes feuilles

Calmann-Lévy : des grandes heures aux heures sombres

Inauguration de la plaque dédiée à Michel Lévy sur la façade de l'immeuble historique de la maison, impasse Sandrié, à Paris (9e). - Photo © Bruno Levy

Calmann-Lévy : des grandes heures aux heures sombres

Jean-Yves Mollier poursuit son histoire des éditions Calmann-Lévy sur un demi-siècle, de 1891 à 1941, soit de la mort de Calmann Lévy à l'"aryanisation" de la maison, mise au service de la collaboration, jusqu'en 1944.

J’achète l’article 1.5 €

Par Jean-Claude Perrier,
Créé le 16.01.2023 à 16h01

En 1984, paraissait Michel & Calmann Lévy ou la naissance de l'édition moderne, 1836-1891, chez Calmann-Lévy évidemment. L'universitaire Jean-Yves Mollier, bien connu des lecteurs de Livres Hebdo, spécialiste de l'histoire de l'édition, du livre et de la lecture, à quoi il a consacré une vingtaine d'ouvrages, y racontait comment Michel Lévy, né en 1821, fils de modestes colporteurs juifs lorrains, se fit libraire à Paris et inventa, en 1856, l'édition moderne, populaire, à prix cassés. La maison deviendra vite l'un des plus importants éditeurs de littérature française, avec à son catalogue des auteurs comme Balzac, Baudelaire, George Sand, Stendhal, Flaubert, Hugo, Nerval, Dumas père et fils... À la mort de Michel, en 1875, c'est son frère Kalmus, dit Calmann (1819-1891), qui lui succède. Leur maison se développe et devient leader en Europe. Ses stars à succès s'appellent Anatole France (prix Nobel de littérature 1921) ou Pierre Loti, qui y publiera toute son œuvre, de 1879 à 1921.

Le deuxième volume de cette saga, toujours signé Mollier, aujourd'hui professeur émérite d'histoire contemporaine à l'université Paris-Saclay/Versailles - Saint-Quentin, paraît en janvier. Il s'intitule Les éditions Calmann-Lévy de la Belle époque à la Seconde Guerre mondiale. Un demi-siècle au service de la littérature. Il court de la mort de Calmann, en 1891, jusqu'en 1941, quand les autorités allemandes d'occupation, dans leur politique « d'aryanisation » de la culture française et notamment des maisons d'édition, ont voulu effacer le souvenir et le nom même de Calmann-Lévy, grâce à l'active collaboration de quelques hommes d'affaires et intellectuels français indignes. Heureusement, après la guerre, la maison sera restituée aux descendants de Calmann Lévy : cas unique, la famille demeure encore aujourd'hui actionnaire, minoritaire mais non négligeable, de Calmann-Lévy, au sein du groupe Hachette.

Entre-temps, elle aura ajouté à son catalogue le jeune Marcel Proust des Plaisirs et les jours, son premier livre, en 1896, et s'était ouverte aux littératures étrangères, accueillant notamment d'Annunzio, Pirandello, George Bernard Shaw, Maxime Gorki ou John Galsworthy.

Tout cela, très documenté et riche en inédits, est passionnant pour l'histoire de l'édition française, partie intégrante de l'histoire des idées et de l'histoire tout court. Nous en avons sélectionné quelques pages marquantes. L'entreprise doit comprendre un troisième et dernier volume, retraçant l'histoire de Calmann-Lévy de 1945 à nos jours, confié à un autre historien. Espérons qu'on ne l'attendra pas encore quarante ans.

I. Du XIXe au XXe siècle

« Après Michel Lévy, le fondateur qui avait été aux commandes de la maison de 1836 à 1875, et Calmann Lévy, de 1875 à 1891, les enfants de Calmann Lévy auront la lourde tâche d'adapter la maison d'édition aux réalités du XXe siècle. Quoique le fonds soit le socle de toute mai-son d'édition digne de ce nom, il leur appartiendrait de l'enrichir, de le renouveler et de l'ouvrir, notamment, à la littérature étrangère.

Deux auteurs vont illustrer cette volonté de donner à lire les litté-ratures du monde entier, l'Italien Gabriele d'Annunzio et l'Espagnol Vicente Blasco Ibanez. Avec eux, Luigi Pirandello, George Bernard Shaw, Maxime Gorki, John Galsworthy et Johan Bojer vont marquer l'entre-deux-guerres et préparer l'arrivée de Knut Hamsun, de Hermann Hesse et de bon nombre d'auteurs étrangers publiés après 1945. En 1891, deux écrivains français dominent le paysage culturel, Anatole France et Pierre Loti, tous les deux entrés avant 1880 au catalogue de la rue Auber, puisque le siège de l'entreprise, demeuré rue et galerie Vivienne de 1841 à 1871, avait été transféré cette année-là à deux pas du futur Opéra Garnier, inauguré quatre ans plus tard. C'est donc dans ce bel immeuble haussmannien, conçu comme une sorte de grand magasin, avec sa verrière qui illumine la salle des ventes, les jours de grand soleil, que se retrouvèrent ou passèrent René Bazin, René Boylesve, Alexandre Dumas fils, Anatole France, Abel Hermant, Ludovic Halévy, Henri Lavedan, Pierre Loti, Léon de Tinseau, et tous ceux que notre histoire littéraire a préféré enterrer plutôt que de se vouloir le fidèle miroir de la vie culturelle des époques révolues.

Parmi les auteurs qui ont quitté la scène trop rapidement, les femmes sont les plus nombreuses, d'abord parce que l'université les a trop longtemps effacées de la mémoire collective, ensuite parce que les hommes de lettres faisaient tout pour les empêcher d'occuper la place qui leur revenait. Parmi les nombreuses femmes éditées rue Auber, plusieurs obtinrent le prix Vie Heureuse, plus tard dénommé Femina. Myriam Harry, Colette Yver et Dominique Dunois en font partie, mais Marcelle Tinayre a été l'un des auteurs les plus en vue, comme la comtesse Anna de Noailles et une autre comtesse, plus sulfureuse, "Gyp", et celles qui portaient des casaques masculines pour cacher leur féminité : Pierre de Coulevain, Guy Chantepleure ou Daniel Lesueur. Au même moment, des écrivains de renom, Colette, avec De ma fenêtre, François Mauriac, avec Thérèse Desqueyroux, André Maurois avec Ariel ou la vie de Shelley, Philippe Soupault avec une der-nière Nuit de Paris, Emmanuel Bove, avec Un célibataire, Francis Carco, Paul Morand vont rejoindre les auteurs maison, Tristan Bernard, pour le théâtre, Anatole Le Braz, le barde breton, pour la poésie, Anatole France et Pierre Loti, pour les romans. »

Calmann-Lévy : des grandes heures aux heures sombres1.jpg
Michel Lévy (à droite) et Calmann Lévy ont été aux commandes de leur maison d'édition jusqu'en 1891, au décès du second.- Photo © G. CAMUS / MUSÉE DE LA VIE ROMANTIQUE / DR

 

II. Loti superstar 

« À la veille du premier conflit mondial, Pierre Loti était un des écri-vains les mieux payés du pays puisqu'il touchait 21 % de droits sur les volumes à 3,50 F et 15 % pour les autres formats, sans compter les multiples éditions illustrées et bibliophiliques qui en faisaient un auteur présent un peu partout. La presse ne cessait de reproduire sa photographie lors des bals costumés somptueux qu'il aimait donner et on citait ses caprices pour souligner son excentricité qui l'avait transformé en auteur people avant la lettre. Son confrère René Bazin a consigné dans ses carnets intimes sa visite académique à Hendaye en 1893 et sa surprise quand il s'aperçut qu'il lui fallait se hisser par une corde jusqu'au bureau de l'écrivain pour pouvoir lui parler : "C'est la seule manière de monter à mon cabinet, me dit-il. J'ai fait murer l'accès de ces deux pièces [...] Par le balcon de la façade, on monte à l'aide d'une corde lisse, c'est le côté des hommes. Par la façade sud, on a une échelle de cordes, c'est le côté des dames." Après lui avoir raconté ses nuits dans les montagnes avec les contrebandiers, il ajouta : "Surtout, ne racontez pas cela. Je suis déjà mal vu à l'Académie, qu'est-ce que ce serait ?" Trop heureux au contraire de lire dans les journaux les échos même déformés de ses fantaisies, Pierre Loti avait, sans le savoir ni l'avoir vraiment voulu, préparé son passage à l'édition populaire, après 1906, date à laquelle pour répondre au défi d'Arthème Fayard qui a lancé sa collection intitulée "Modern-Bibliothèque" en 1904, tous les éditeurs revoient leurs stratégies. »

 

III. Des femmes au catalogue

« Les éditions Calmann-Lévy n'avaient pas attendu le début du XXe siècle pour faire entrer des femmes dans leur catalogue et George Sand en était l'un des phares depuis que Michel Lévy était allé à Nohant négocier le manuscrit de La mare au diable en 1849. La comtesse Dash était une des mieux représentées, en nombre de titres, dans les catalogues, et il en était de même de Clémence Robert dont les essais historiques, Mandrin, Les quatre sergents de La Rochelle ou Les mystères de la Bastille avaient leur public, justifiant sans doute le maintien de 40 titres dans la "Bibliothèque à un franc" de 1913. Toutefois, ces deux dernières femmes de lettres ne pouvaient repré-senter la modernité et c'est bien Marcelle Tinayre, entrée au som-maire de La revue de Paris en 1899, qui va assumer cette fonction auprès d'un éditeur qui a senti, comme son frère Paul, que les femmes allaient modifier en profondeur le fonctionnement du champ littéraire après 1900. [...]

La lecture de l'épais dossier de presse conservé dans celui de l'au-trice chez Calmann-Lévy est révélatrice des inquiétudes que suscitait, chez les écrivains mâles, la reconnaissance sociale dont leurs concur-rentes commençaient à être entourées. Franc-Nohain fut un des plus sévères dans L'écho de Paris du 8 janvier 1908, allant jusqu'à suggérer à Aristide Briand de lui retirer la décoration qu'elle ne voulait pas por-ter. Gil Blas, plus ironique, sous-entendait, ce qui était vrai, que c'était Marcelle et non Julien Tinayre qui assumait les dépenses du ménage, l'absence de croix d'honneur du mari artiste étant peut-être la raison sous-jacente au refus de sa femme d'arborer la croix des braves. Léon Bailby, dans L'intransigeant, n'avait pas été le dernier à se moquer du ministère qui ne se souciait pas de demander aux intéressées quelle serait leur attitude en cas de nomination dans l'Ordre des légionnaires. Obligée de démentir les propos que beaucoup lui prêtaient, Marcelle Tinayre tint d'abord à affirmer à Franc-Nohain qu'elle porterait bien son ruban mais qu'elle le ferait dans les circonstances appropriées et non de façon quotidienne. Honorée par sa promotion dans l'Ordre de la Légion d'honneur, elle refusait de passer pour une ingrate, ce qui était le but visé par les hommes de lettres les plus dépités de n'avoir pas été promus avant leur consœur. »

Calmann-Lévy : des grandes heures aux heures sombres3.jpg
Marcelle Tinayre, autrice souvent raillée par ses contemporains masculins, incarne la confiance que la maison Calmann-Lévy fait, à l'aube du XXe siècle, aux femmes de lettres et à la modernité.- Photo © « NOS CONTEMPORAINS CHEZ EUX », DORNAC

 

IV. Aux mains des usurpateurs

« C'est le 11 mars 1941, jour où Marcel Thiébaut est expulsé de son bureau de directeur, que Gaston Capy écrit à Léon Pioton pour lui signifier qu'il le remplace dans ses fonctions d'administrateur. Or ce dernier qui possède l'expérience qu'exige le métier d'administrateur judiciaire a parfaitement compris qu'il avait affaire à des aigrefins et a prévenu les autorités allemandes qui ordonnent une enquête. C'est dans cette période qui va du 11 mars au 4 juin 1941, date du renvoi de Gaston Capy, et très précisément début mai, que s'est jouée une tentative de rachat fictif des éditions Calmann-Lévy par une dizaine d'éditeurs (Albin Michel, Aubier, Buchet-Chastel, Fayard, Flammarion, Gallimard, Plon et Stock), emmené par la direction du Syndicat et ayant pour but d'empêcher le passage de la maison Calmann-Lévy sous la houlette d'intérêts allemands. Un scénario identique avait permis d'éviter à Nathan de passer entre des mains étrangères mais, cette fois, Louis Thomas et Gaston Capy sont bien décidés à conserver pour eux cette affaire exceptionnelle où, comme le dit naïvement Louis Thomas à Paul Léautaud, les livres de Pierre Loti et de René Bazin se vendent "par ballots", pour ne pas dire "comme des petits pains". [...]

C'est dans ce contexte de recherche de légitimité littéraire et de gains financiers rapides que se situe la poursuite de la "Collection Pourpre" qui continue à engendrer de gros profits (1 660 000 F en 1941, 1 500 000 F en 1942), et par la présence des meilleurs auteurs vivants et morts, à assurer la reproduction du capital littéraire de l'en-treprise. Toutefois l'existence de deux marques distinctes, "Collection Pourpre", substituée à "Calmann-Lévy" et toujours distribuée par la Librairie Hachette, et "Aux Armes de France", pour la production de Louis Thomas et de quelques auteurs stipendiés, René Benjamin et Alexandre Zévaès notamment, ou encore Christian Habrioux, auteur de La déroute, et Jean de La Varende, de Mont Saint-Michel, témoigne de la complexité de la gestion d'une maison d'édition confiée par l'Occupant à un éditeur certes cultivé mais dénué de tout scrupule. Ajoutons que Louis Thomas n'hésita pas à rédiger des lettres de dénonciation visant Gaston Gallimard et René Philippon, le président du Syndicat des éditeurs, et à faire le siège des autorités afin d'être autorisé à racheter les éditions Calmann--Lévy. »

Jean-Yves Mollier
Les Éditions Calmann-Lévy de la Belle Époque à la Seconde Guerre mondiale : un demi-siècle au service de la littérature
Calmann-Lévy
Tirage: 0
Prix: 25,50 EUR
ISBN: 978-2-7021-8534-6

Les dernières
actualités