Bonnes feuilles

Nadia Wassef : ceci n’est pas une librairie

Nadia Wassef - Photo Andrew Mason

Nadia Wassef : ceci n’est pas une librairie

La version française des Chronicles of a Cairo Bookseller de Nadia Wassef, traduit en La Librairie du Caire par Sylvie Schneiter, paraît en français chez Stock le 26 avril. Livres Hebdo publie les bonnes feuilles du témoignage de cette libraire d'exception et entrepreneuse contre vents et marées. 

Par Jean-Claude Perrier,
Créé le 18.04.2023 à 16h12 ,
Mis à jour le 02.05.2023 à 12h02

Durant plus de dix ans, Nadia Wassef, née au Caire en 1974 sous Sadate, a dirigé, avec sa sœur Hind et leur amie Nihal, la chaîne de librairies Diwan, dix librairies à travers tout le pays, la première ayant été ouverte en 2002, dans l’île de Zamalek, le quartier chic où elle avait passé son enfance. L’aventure, plus que courageuse, avait résisté à bien des tempêtes, à des intimidations politiques, à des crises économiques, à des chicaneries administratives.

Et puis, en 2013, après la destitution du président Morsi et l’arrivée au pouvoir du maréchal Al-Sissi, elle a jeté l’éponge, renonçant à diriger ses librairies, et est partie s’installer à Londres avec ses deux filles, Zein et Layla. Nadia Wassef, de culture anglo-saxonne même si elle parle français, est titulaire de trois masters, de l’université de Londres ou de l’université américaine du Caire. Inutile de préciser que ce fut, pour cette battante, un double déchirement. D’autant que sa vie personnelle, non plus, n’est pas un long fleuve tranquille.

En 2021, Nadia Wassef a publié, chez Farrar, Straus and Giroux, ses Chronicles of a Cairo Bookseller, best-seller international avec ses onze traductions. La version française, par Sylvie Schneiter, paraît chez Stock le 26 avril. Derrière son titre modeste, le livre, une « narrative non-fiction », est plus que cela. C’est le témoignage, franc et direct, d’une femme d’exception, entrepreneuse contre vents et marées. Une histoire de famille, d’affection, d’amitié. C’est une déclaration d’amour à la littérature, au livre, au métier de libraire, et bien sûr aux librairies Diwan, qu’elle ne pourra jamais oublier. « Diwan n’est pas une entreprise, écrit-elle, c’est une personne… » Il se présente aussi comme une visite guidée des différents rayons de la librairie idéale, avec leurs vendeurs, leurs clients, leurs histoires.

À l’heure où, dans trop de pays, les journalistes, les écrivains sont privés de leur liberté d’expression, à l’heure où les obscurantistes de toutes obédiences se font plus menaçants que jamais, La Libraire du Caire se veut un hymne à la liberté, à l’émancipation par la connaissance, notamment des femmes, et à toutes les librairies du monde, ces maillons essentiels de la chaîne du livre. « Diwan était ma lettre d’amour à l’Égypte, résume l’autrice, et ce livre est ma lettre d’amour à Diwan. »

En avant-première pour Livres Hebdo, voici quatre extraits de son livre.

 

La création

L’idée de Diwan nous était venue, à Hind et moi, un soir de 2001, lors d’un dîner avec nos vieux amis Ziad, Nihal et son mari d’alors, Ali. L’un d’entre nous posa la question : « Que feriez-vous s’il n’y avait aucun obstacle à vos envies ? » Hind et moi avions eu la même réponse : « Nous ouvririons une librairie, la première du genre au Caire. » Notre père venait de mourir d’une maladie neurovégétative impitoyable. Lectrices depuis toujours, nous avions cherché du réconfort dans les livres, mais les librairies modernes n’existaient pas dans notre ville. En Égypte, au tournant du XXIe siècle, la publication, la distribution et la vente d’ouvrages avaient été laminées par des décennies d’un socialisme qui avait mal tourné. D’abord sous Gamal Abdel Nasser, le deuxième président, puis sous Anouar el-Sadate (le troisième) et sous Hosni Moubarak (le quatrième), l’incapacité de l’État à faire face à l’explosion démographique avait conduit à l’analphabétisme, à la corruption et à la dégradation des infrastructures. Dans un effort pour juguler le mécontentement, chaque régime politique avait pris le contrôle de la production culturelle. Les écrivains devinrent des fonctionnaires ; la littérature succomba à plusieurs reprises, de mort lente et bureaucratique. Peu d’Égyptiens semblaient concernés par la lecture ou l’écriture. Le lancement d’une librairie en un tel moment d’atrophie intellectuelle semblait impossible – et absolument nécessaire. À notre grande surprise, nos compagnons de table furent tout aussi intéressés ; ce soir-là, Ziad, Ali, Nihal, Hind et moi sommes devenus cinq associés. Au cours des mois suivants, nous avons discuté, développé notre réseau, planifié à tout-va, puis Hind, Nihal et moi nous sommes attelées à la tâche. Ce travail effectué ensemble fit de nous des sœurs par choix, les trois femmes de Diwan.

 

La philosophie du projet

C’est en réaction à un monde qui a cessé de se soucier de l’écrit que la librairie Diwan a été fondée. Elle est née le 8 mars 2002 – qui est aussi, par coïncidence, la Journée internationale des droits des femmes. Elle est plus grande que l’espace qu’elle occupe. Elle accueille et respecte les autres avec toutes leurs différences. En parfaite hôtesse, elle invite les clients à s’attarder dans son café. Non fumeuse par principe, contrairement à la plupart des établissements de son pays, elle est résolue à défendre ses convictions jusqu’au bout. Ses idéaux sont plus nobles que ceux de son environnement. Elle est honnête mais refuse de punir les voleurs. Sincère, elle tient à éliminer ceux qui ne le sont pas. Elle n’aime pas les chiffres ni le monde binaire qui l’entoure, et elle compte le changer, livre après livre. Comme elle trouve que le Nord et le Sud, l’Est et l’Ouest sont des termes trop restrictifs, elle offre une sélection de livres en arabe, anglais, français et allemand. Elle rassemble les gens et les idées.

 

Faire lire les classiques

Il ne m’était jamais venu à l’esprit que la place des Mille et Une Nuits dans mes rayonnages puisse être sujette à controverse. Ni qu’il ne s’agissait pas d’un classique. Son contenu offensait les vents dominants du conservatisme qui soufflaient sur l’Égypte. Mais tous autant que nous étions – clients, libraires, lecteurs, bouquinistes –, nous avions un rapport personnel à l’œuvre. Ce qui lui insufflait une vie qui la dépassait de beaucoup, illustrant parfaitement l’assertion de Calvino.

Qu’est-ce qui fait d’un livre un classique ? Une littérature frivole et sans prétention intellectuelle d’une époque donnée peut devenir essentielle à la suivante, celle de Dickens par exemple. Des romans d’espionnage, tels ceux d’Ian Fleming, sont publiés de nos jours comme des « classiques ». Qui décide que telle ou telle littérature est intemporelle ? Certains chefs-d’œuvre sombrent dans l’oubli ou sont détruits, puis redécouverts dans une ère plus sensible à leurs idées ou à leur esthétique. Certains livres correspondent à leur époque mais n’ont aucun avenir – ils ont du succès et disparaissent rapidement des mémoires. Qui se souvient de Sully Prudhomme, premier lauréat du prix Nobel de littérature ?

 

Le bilan 

Si j’avais la possibilité de repartir de zéro, je ne privilégierais jamais les recettes au détriment de l’impact. À tout prendre, je préférerais une librairie qui se démarque à une qui fait des bénéfices. Nous avons commis bien des erreurs afin d’en tirer des leçons. Nous avons payé cher pour avoir osé ce qui n’avait jamais été tenté auparavant. Peut-être aurions-nous dû nous contenter d’un seul magasin. Sauf que Zamalek s’est toujours révélé trop petit pour nous toutes.

Les cinq premières années ont été chaotiques. En un sens, les choses ont évolué en fonction d’un plan que nous n’avions même pas élaboré. Les cinq années suivantes, les plans que nous avons élaborés ont fait de sacrées embardées. Quant aux cinq années d’après, elles ont simplement été pénibles. Nihal, épuisée, prit congé de Diwan. Hind et moi l’avons imitée. Mais nous ne pouvions pas laisser Diwan orpheline. Nous avons essayé de l’apaiser. Nous avons créé une équipe de direction de cinq personnes issues des différents secteurs. Ce ne fut pas une réussite. Nous avons embauché un directeur général. Le résultat fut pire.

En fin de compte, les planètes s’alignèrent d’une manière qui convint à Diwan. Nihal était restée très proche de deux ex-Diwaners. Le premier, Amal, avait pris la relève de Shahira comme directeur de la librairie de Zamalek pendant quelques années, et le second, Layal, avait été directeur adjoint de celle de Héliopolis. Même après avoir quitté Diwan, ils avaient continué à retrouver Nihal dans les Cafés Diwan de la ville. Ils évoquaient le bon vieux temps. Ils se demandaient « Et si ? ». Et peu à peu, une nouvelle trinité se constitua. Leur vision commune, tournée vers l’avenir plutôt que vers le passé, galvanisait Nihal, l’éternelle adepte des partenariats. Ce fut une heureuse coïncidence où l’amitié s’allia à la passion. En 2017, Nihal, Amal et Layal siégèrent au conseil d’administration de Diwan. L’année suivante, pour laisser la place à cette nouvelle orientation, Hind et moi avons présenté notre démission. Pour la première fois depuis la création de Diwan en 2001, nous n’étions plus membres du conseil d’administration.

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