6 JUIN - ESSAI France

"Je crois à la Russie", s'exclame Chatov, le seul personnage sympathique des Démons. Car dans la Russie, on ne peut que croire ; croire à la Russie, justement, comme l'a bien raconté Dostoïevski. Mais d'où vient ce caractère sacré qui court au long de l'histoire des origines à Poutine, en intégrant les 70 ans de communisme ? C'est le sens de l'essai d'Alain Besançon Sainte Russie.

Cet historien est un spécialiste des images - des icônes serait un terme plus juste - et du monde russe. Ancien communiste sidéré par la révélation des crimes du stalinisme en 1956, il devient soviétologue et farouche opposant à cette idéologie qu'il analyse en profondeur, à la recherche de ses fondements quasi mystiques. En tant que directeur de recherche à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il a consacré plusieurs ouvrages, tant politiques que religieux, à ce sujet. Voici donc en quelque sorte la synthèse.

Pour comprendre le caractère sacré de la Russie, il faut remonter aux sources de l'orthodoxie byzantine. D'Ivan le Terrible au Limonov d'Emmanuel Carrère - "cet auteur a une bonne connaissance pratique de la Russie contemporaine et son livre peut être utile à ceux qui ne l'ont pas" -, Alain Besançon balaie le spectre de cette religiosité particulière où l'on cultive volontiers l'art du mensonge, auquel la liturgie orthodoxe donne une coloration particulière.

En effet, la Russie se veut sacrée, mais pas vertueuse. Bien au contraire. Le péché n'est pas envisagé à l'état expérimental. Il est essentiel. Il doit être vécu pleinement. Le pécheur doit se persuader d'être pécheur. Il doit même pécher pour se repentir avant de pécher à nouveau. Avec cette même ardeur, on ment sincèrement. On y met toute son âme.

A 80 ans, Alain Besançon nous livre des éléments clés pour comprendre l'identité russe. "La conscience d'être inséparablement russe et orthodoxe est encore vivante et proclamée plus que jamais après soixante-dix ans de communisme."

Avec les exemples tirés de la langue, de la littérature - Pouchkine, Gogol, Dostoïevski -, des gestes quotidiens des femmes, des bouleaux qui façonnent le paysage, il montre combien l'attitude des Russes devant la vie est marquée par ce christianisme oriental. Le léninisme lui-même est envisagé comme une sorte de gnose appuyée sur la science. C'est-à-dire qu'il a tenté d'effacer tout ce qui avait constitué la Russie en conservant ce fond mystique, sans jamais le dire. Et c'est ce fond mystique qui l'a balayé.

Cette Sainte Russie explique la place particulière de ce pays en Europe et dans la communauté internationale. La théologie vient y épauler l'histoire et la philosophie dans l'approche du "mal moderne", ce désengagement à légard du sacré. Grâce à cet essai dense, précis, qui ramasse le savoir d'une vie, Alain Besançon donne tous les éléments pour comprendre la complexité de l'âme russe.

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