Essai/France 16 octobre Serge Moscovici

Il a connu les vendeurs de journaux à la criée, les poinçonneurs des autobus à plateforme, les marchandes des quatre-saisons, les rémouleurs et les vitriers. Il se souvient du Paris des concierges, un Paris dans l'escalier, toujours à cavaler, à crier dans les rues, un Paris où l'on dissimule parfois et où il faut passer par l'entrée de service. Ce Paris-là, son Paris d'après-guerre galère, Serge Moscovici (1925-2014) le raconte comme nul autre. Il y débarque à la fin des années 1940, le regard fier et la mémoire douloureuse. Il vient de Bucovine, c'est-à-dire de nulle part. Ce jeune Roumain exilé a fui les massacres. Il est Juif et il veut apprendre.

Dans les garnis miteux il se lie avec l'ethnologue Isac Chiva et Paul Celan, le poète le plus malheureux du monde qui porte sur sa frêle silhouette les horreurs de cette Mitteleuropa devenue folle, « les épaules affaissées et le dos légèrement voûté, comme s'il revenait d'un long voyage ». Il en revient en effet et il ne songe qu'à repartir. Au printemps 1970 il se suicide en se jetant du pont Mirabeau, là où coule la Seine comme disait un autre poète.

Serge Moscovici aussi y a pensé. Parce que la condition d'exilé - on dirait aujourd'hui de migrant - est trop dure. Parce qu'il a faim et surtout froid, parce qu'il ne peut plus se retrouver dans une petite chambre comme dans un cercueil. Finalement, il va vivre, faire des études. Lui, qui ne possède qu'un certificat de fraiseur-ajusteur passe un doctorat et devient un psychosociologue de réputation mondiale.

Serge Moscovici décrit avec justesse ces « trois vies ébréchées que la marée des persécutions et les aléas de l'histoire avaient déposées en bordure de la société française. » Le Paris dont il nous parle n'est pas celui des existentialistes mais celui d' « une microsociété de déracinés en provenance des quatre coins de l'Europe ». On y sent moins l'odeur du café au Flore que celle du chou dans les ateliers du Marais. On saisit mieux le parcours d'une œuvre, d'un intellectuel qui a posé les jalons d'une écologie politique en réintégrant l'objet nature dans la culture. Ce qui lui a permis tout cela, c'est la force de l'amitié et les femmes aussi à qui il plaisait tant malgré ses habits élimés et ses sandales bien plus élégantes que l'actuel duo claquettes-chaussettes.

Alexandra Laignel-Lavastine à qui l'on doit l'édition de ce texte parle d'un trésor sorti d'une armoire par Pierre et Denis Moscovici, ses deux fils. Elle a raison. On est en effet littéralement happé par la qualité du texte, l'observation subtile de ce Paris dans lequel s'est jeté un trio de « métèques ». Il y a aussi de belles réflexions sur le fait d'être Juif, sur l'antisémitisme, sur la condition d'étranger. De 1948 à 1952 Serge a vécu cinq ans d'errance, d'incertitude mais pas de solitude. Voici donc une suite et une fin à la Chronique des années égarées (Stock, 1997) car il est peu probable que le petit meuble contienne d'autres perles de cet acabit.

Serge Moscovici
Mon après-guerre à Paris : chroniques des années retrouvées - Texte établi, annoté et préfacé par Alexandra Laignel-Lavastine
Grasset
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 22 euros ; 384 p.
ISBN: 9782246820727

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