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Le professeur Carole Talon-Hugon a livré l’été dernier un court essai intitulé L'art sous contrôle : Nouvel agenda sociétal et censures militantes (PUF). Elle revient sur le festival d'Avignon de 2018, dédié aux questions de genre et sur la Manifesta de Palerme consacrée à l'écologie.

"Parallèlement à ce nouvel art militant émergent de nouvelles formes de censures (boycott des films de Woody Allen ou de Roman Polanski, pétition pour le retrait d'un tableau de Balthus, annulation de la pièce Kanata de Robert Lepage...). Après des décennies d'art formaliste, autoréflexif ou transgressif, l'art le plus contemporain se trouve plongé dans une atmosphère globale de moralisation. Or, l'art peut-il s'assigner des buts éthiques et peut-il être jugé sur des critères moraux ?," s'interroge la chercheuse.

Carole Talon-Hugon "procède à un état des lieux de ce nouvel agenda sociétal" (cause décoloniale, minorités raciales et sexuelles, inégalités...) puis à une "mise en perspective historique qui fait ressortir la particularité de la situation actuelle". Avant, enfin, d'effectuer "une analyse de la censure éthique". La question, estime le professeur, "est de savoir ce que l'art et l'éthique ont à gagner et à perdre dans ce tournant moralisateur".

Les oeuvres sont attaquées de toute part

De fait, faut-il s’en réjouir ou s’en inquiéter ? La culture, ou plutôt les œuvres – quelle que soit leur discipline d’origine : arts plastiques, littérature, cinéma, musique, etc. – sont attaquées de toute part. 
Les uns exigent que des statues – des tenants de l’esclavage, notamment – soient déboulonnées ; d’autres que les auteurs et artistes dont la conduite est réprouvée (des réalisateurs Roman Polanski et Woody Allen à l’acteur Kevin Spacey, en passant par le peintre Chuck Close, accusé lui-aussi de harcèlement, à l’artiste Abdel Abdessemed, brûlant des poulets au Musée d’art contemporain de Lyon) soient interdits de citer et de diffusion. Et l’on fustige Kathryn Bigelow, réalisatrice blanche, d’avoir mis en scène une histoire afro-américaine.

Il y a encore, ces derniers temps, les débats autour de la réédition de Céline, de Lucien Rebatet, de Mein Kampf, comme de la "commémoration nationale", déprogrammée à la hâte, de Maurras. Les classiques sont sur le banc des accusés, de Carmen, dont la fin est revisitée en Italie, à Tintin au Congo, de La Case de l’oncle Tom à Balthus exposé à New York et Egon Schiele interdit de promotion pour les musées de Vienne.

Il est proposé au Parlement que le patrimoine cinématographique ne fume plus, tandis qu’André Malraux sur un timbre, Jean-Paul Sartre sur une affiche de la BNF, Jacques Tati sur une autre de la Cinémathèque ont déjà perdu leur brin de tabac, dans une reconstitution presque stalinienne des images photographiques.

Le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac modifie, pour une exposition sur les "Peintures des lointains" les titres des tableaux d’Émile Bernard (qui n’évoquent plus aucune "négresse" mais une "femme noire"). Emmanuel Macron relance le débat sur la restitution aux pays africains des œuvres d’art, amorcé en particulier par le retour des têtes maories en Nouvelle-Zélande, en victimes expiatoires d’un indispensable procès de la colonisation. 

Il existe des voix médianes

Aux prises avec #Balancetonporc ou la lutte contre les préjugés raciaux, le principe de liberté d’expression, ainsi que ses limites communément admises (racisme, antisémitisme…), subissent de nouveaux coups de boutoir. Il existe pourtant des voies médianes, permettant de concilier l’amour de l’art et de la liberté avec le devoir de mémoire, le légitime respect de la nécessaire égalité des citoyens, le droit des minorités. La clé est sans doute dans l’explicatif, la pédagogie, l’apparat critique repensé.

Il est donc temps et urgent de redire ce que dénonce cette nouvelle morale en forme de censure, par qui elle est pensée et activée, d’où elle vient, à quoi elle sert, où elle s’arrête, ses limites et ses paradoxes. Et combien la culture doit être à la fois concernée et préservée par et de ces revendications qui fusent à la vitesse d’un tweet. Car son rôle (entre autres, faire réfléchir et réagir) est grandement menacé. Il s’agit de comprendre ce mouvement en apparence confus et diffus, en étant intellectuellement outillés pour défendre la formidable liberté d’expression et la culture si mises en danger, malmenées et incomprises.

Dans son vif texte, Carole Talon-Hugon se déclare "pour un moralisme modéré", ce qui me semble une position pour le moins difficile à tracer dans un état de droit et non de morale. Car l’accès à une culture intelligente, libre et éclairée relève de cet état de droit, sauf à verser dans l’arbitraire. 

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