Livres Hebdo - Certains « adopteurs précoces » privilégient Amazon, après avoir étudié les autres options. Le développement du marché numérique réside-t-il dans ce type de solution intégrée ?
Dominique Boullier - Ces « adopteurs précoces » ont un bon niveau d’éducation, un âge assez élevé et ce sont de grands lecteurs. C’est un environnement favorable pour le développement d’une certaine étape de l’innovation. Ces gens, familiers de la technologie, mentionnent pourtant toute une série de blocages. Comment, dans ce cas, le marché pourrait-il s’étendre à une population moins qualifiée techniquement ? Il faut éliminer les barrages. Mais la lecture numérique ne s’étendra pas mécaniquement, en reproduisant ce qu’on a fait jusque-là, avec plus de gens. Dans le domaine du livre homothétique, où l’on transpose les modes de diffusion du papier, on sait que des acteurs bien positionnés comme Amazon remportent la mise. Or, ce système n’est pas le seul possible, il faut inventer autre chose.
Quelles sont ces pistes ?
Le premier point évident concerne la fluidité de l’expérience. La technique (formats, téléchargement…) ou les transactions marchandes ne doivent pas être compliquées. Le deuxième aspect est la prise en compte de la qualité de la médiation des libraires. Comment la transposer dans le numérique ? Il y a beaucoup d’autres choses à imaginer que les recommandations telles que les pratique Amazon. Mais les libraires ne sont pas encore suffisamment connectés et restent coupés de l’expérience des internautes. Cela demande donc une évolution du métier, car le libraire a une vraie expertise, et une vraie communauté autour de lui. Il va devenir un community manager, mais il ne faut pas s’affoler : des relais existent déjà dans la clientèle. S’il est capable de les repérer, il a la capacité de constituer des communautés d’un autre type. Troisième point, qui est aussi le plus exigeant : la création d’autres types de livres que les livres homothétiques.
Dans quelle mesure l’offre est-elle un facteur d’essor du marché ?
Il y a une détermination assez claire des pratiques par l’offre. L’offre étant ce qu’elle est, nous sommes un peu coincés pour analyser les éléments proprement sémiotiques… En revanche, le prix est une vraie question. Il n’est pas possible de payer autant dans le monde Internet. On n’a pas imaginé suffisamment de modèles économiques diversifiés pour dire quelle est la vie du livre. Il faut s’inspirer de ce qui existe pour le livre de poche, avec une baisse de prix, pas forcément dès la parution.
L’alignement du prix du livre numérique sur celui du poche, pratiqué par une partie des éditeurs, vous semble-t-il pertinent ?
C’est indispensable. Les grands lecteurs que sont les « early adopters » sont prêts à payer, quel que soit le prix. Mais si l’on veut s’adresser à la « majorité précoce », qui est le point de basculement dans le marché de masse, le prix est déterminant, surtout quand il y a des référents culturels comme le livre de poche. Je pense qu’il faudra aller au-delà, et trouver un équivalent de « coût indolore », valoriser des unités de commercialisation très faibles mais rémunératrices. C’est ce qu’Apple a compris avec iTunes. Il ne s’agit pas de recopier le modèle de la musique, qui est différent, mais de trouver un autre type d’offre. Nous sommes dans des cadres très utiles du point de vue de l’organisation du marché, mais on ne sait pas quel modèle économique va gagner. Il faut aussi expérimenter un modèle de services, de connexion, entre les libraires, les communautés de lecteurs, les auteurs… Les supports techniques doivent être cohérents avec un modèle économique, lui-même cohérent avec un système de services et de contenus. Quand Amazon a lancé son Kindle, l’ergonomie de l’appareil était d’un archaïsme total, mais il proposait un écosystème qui a permis d’amorcer les choses. Ce ne sont pas les qualités intrinsèques de la technologie qui comptent, mais l’ensemble des relations que vous tissez avec les acteurs.
Le livre numérique présente-t-il des spécificités par rapport au parcours classique des innovations ?
La particularité du livre est liée au couplage très fort entre un contenu et un support. La dématérialisation ne fonctionne pas de la même façon que pour la musique ou des innovations purement matérielles. Le livre numérique n’est pas un problème de tablette, mais une question de lecture, de rapport à l’expérience particulière, de rapport à une histoire. De plus, le papier continue à avoir des avantages objectifs. C’est pour cela que le développement du numérique prend du temps. Par ailleurs, le livre est un secteur où les acteurs sont bien installés et n’ont pas une profitabilité extraordinaire. Aucun n’a une rente qui lui permette d’innover. D’où ces prix élevés dans le numérique. Les acteurs sont très émiettés, avec une chaîne complexe. Personne n’a les leviers financiers et institutionnels pour lancer des expérimentations. On ne sait pas où est le marché, mais on sait ce que l’on tient, et on veut le garder. Cette logique de précaution se comprend. Les politiques publiques pourraient soutenir des innovations en termes de modèle économique, de contenu, plus que de techniques. <