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Dossier Jeunesse : un peu de magie

Olivier Dion

Dossier Jeunesse : un peu de magie

Malgré un marché difficile, les éditeurs pour la jeunesse, dont le rayon est porté en cette fin d’année par le dernier opus d’Harry Potter, trouvent de nouvelles niches, ciblent les 8-12 ans ou les rayons jeux, et anticipent les besoins de la génération 2.0.

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Par Claude Combet,
Créé le 25.11.2016 à 00h34 ,
Mis à jour le 25.11.2016 à 10h12

Deux mille seize est une année Harry Potter. Avec plus de 600 000 ventes, Harry Potter et l’enfant maudit, la pièce de théâtre de John Tiffany et Jack Thorne (sur une idée de J. K. Rowling), 8e volet de la saga, devrait porter un marché pour la jeunesse, toujours florissant mais fragile et en proie à quelques tensions. La sortie le 16 novembre du film Les animaux fantastiques, tiré de la saga et accompagné d’une série de livres chez Gallimard Jeunesse et chez HarperCollins France, devrait encore le renforcer.

"On est déçu par les sorties caisses et les mises en place. Les blockbusters masquent les moindres performances des autres titres." Céline Charvet, Casterman - Photo OLIVIER DION

"La littérature pour la jeunesse est le deuxième secteur de l’édition, la bande dessinée (dont 50 % des titres s’adressent aux enfants) est le troisième. Si on additionne les deux, on peut raisonnablement penser que les jeunes forment le premier lectorat de l’édition française", a déclaré Sylvie Vassallo, directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, lors de la conférence de présentation. Avec 90 millions de volumes vendus, le secteur jeunesse représente 13,7 % du chiffre d’affaires total de l’édition d’après le Syndicat national de l’édition. Selon I+C, la jeunesse reste un secteur très attractif, en progression de 3,5 % en 2015, juste devant la bande dessinée.

L’adaptation soutient le marché

Le cinéma et les dessins animés demeurent un formidable levier pour les ventes de livres. Les Livres du Dragon d’or et PKJ ont écoulé ensemble 1,2 million d’exemplaires de Chica vampiro, de la série télévisée qui a succédé à Violetta dans le cœur des petites filles. L’édition mise maintenant sur la sortie du film Ballerina à la fin de l’année pour remettre à la mode tous les titres sur la danse ainsi que sur la série Maggie & Bianca, qui se déroule dans une école de mode. Didier Jeunesse attend la sortie le 28 décembre du Cœur en braille, tiré du roman de Pascal Ruter. En 2017, Gallimard Jeunesse compte sur le dessin animé en 3D des Drôles de petites bêtes. PKJ s’enthousiasme pour la sortie, au premier trimestre, de l’adaptation de la BD Seul ! et de la future adaptation de La guerre des clans, à propos de laquelle sa directrice, Natacha Derevitsky, doit garder secret le nom du réalisateur. Tandis que Glenn Tavenec se réjouit de l’annonce de l’adaptation du Monstre nounou, premier titre de "R Jeunesse". On attend aussi la diffusion d’émissions de lectures comme "Yétili" sur France 4 et France 5 à partir de décembre, ou "La cabane à histoires" sur Piwi+.

Si l’adaptation soutient le marché, ce n’est cependant pas la formule miracle. "C’est la fin des locomotives adaptées au cinéma, souligne Cécile Térouanne, directrice d’Hachette Romans. Et en dehors d’Harry Potter et de Miss Peregrine, le marché est compliqué et très encombré." Une morosité que constate aussi Céline Charvet, directrice éditoriale jeunesse de Casterman pour qui "le marché est atone et la fréquentation des librairies a été insuffisante cet été. On est déçu par les sorties caisses et les mises en place. Les blockbusters masquent les moindres performances des autres titres."

Autre problème soulevé par Louis Delas, directeur de L’Ecole des loisirs : "La baisse du budget des collectivités. Certains libraires ont perdu une partie de leur chiffre d’affaires à cause de cela.""Alors que les libraires, parce que la bibliothèque leur en achetait deux, prenaient quatre exemplaires du même titre, ils n’en prennent plus que deux aujourd’hui", confirme Valérie Cussaguet, fondatrice des Fourmis rouges. Du coup, le marché est plus incertain. "Avant, la mise en place donnait la température de ce qui allait se passer, ce n’est plus le cas, ajoute-t-elle. Une bonne mise en place ne signifie pas de bonnes ventes. Mais nous pouvons encore avoir des surprises, des libraires qui aiment un titre et le prennent en quantité. nous naviguons à l’aveugle.""Ça ne se joue plus sur la mise en place mais sur le premier mois avec les réassorts. Ce qui complique nos décisions de tirage et de prix, si on veut garder un niveau raisonnable. Nous devons être vraiment très réactifs", précise Natalie Vock-Verley, codirectrice de Ricochet. "Les mises en place baissent, les retours arrivent de plus en plus tôt, la rotation s’accélère et il est difficile d’installer un auteur dans la durée", renchérit Cécile Térouanne, qui a adopté le modèle de U4 (Nathan/ Syros) pour la trilogie de Bertrand Puard, et a publié les trois titres en même temps.

"C’est vrai que le marché est tendu depuis quatre ou cinq ans. Les quantités diminuent et les libraires prennent 3 exemplaires au maximum", confirme Thierry Magnier, directeur du pôle jeunesse d’Actes Sud, qui diminue de 10 % la production de l’ensemble des quatre maisons, pour le même budget. "Cela permet au représentant d’avoir davantage de temps pour travailler les titres", précise-t-il. Une stratégie qui a fait ses preuves chez Milan. "On fait le même chiffre d’affaires avec 310 nouveautés qu’il y a quelques années avec 450. On travaille plutôt les marges tout en réduisant les titres, on cherche le bon ratio", explique Christophe Tranchant, son directeur éditorial. "On s’inquiète chaque année à la même époque et on se dit que les libraires reçoivent trop de livres. Puis c’est l’euphorie des fêtes et les livres se vendent", tempère Thierry Magnier. "Il y a une baisse de la prescription. La clé, c’est la formation des enseignants et des bibliothécaires, insiste Louis Delas. Nous organisons des formations toutes les semaines pour les médiateurs. Qui dit formation, dit prescription." Comme ses confrères, il compte aussi sur l’Education nationale, qui est en train de revoir ses listes de titres jeunesse qui seront lus par les élèves.

"Nous calons nos offres au plus près de l’âge. Les gros volumes proposés par les Anglo-Saxons sont soit trop "bébés", soit trop avancés en âge." Murielle Couëslan, Rageot- Photo OLIVIER DION

Le livre pour la jeunesse a cependant une forte capacité à rebondir. Les ventes de la dystopie et des titres jeunes adultes stagnent ? Qu’à cela ne tienne, l’édition pour la jeunesse se crée de nouvelles niches. "Witty" chez Albin Michel Jeunesse, "Slalom" chez Place des éditeurs, "Pépix" chez Sarbacane, "Pop" chez Rageot, "R Jeunesse" chez Robert Laffont, "Libertad" chez Médiaspaul, mais aussi un nouveau segment chez Didier Jeunesse ou chez ABC Melody… on assiste à l’explosion de la fiction pour les 8-12 ans. Sans aucun doute, l’offre des Anglo-Saxons, saturée de livres pour les adolescents et les jeunes adultes, n’y est pas étrangère. Nathan a enregistré un beau succès avec 20, allée de la Danse d’Elisabeth Barféty, Wonderpark de Fabrice Colin, et a vendu 200 000 exemplaires en trois ans de La famille trop d’filles de Susie Morgenstern. "La concurrence est rude sur ce secteur, il y a beaucoup d’éditeurs et c’est plus dispersé qu’à une époque", note Marianne Durand, directrice générale de Nathan Jeunesse. "C’est une tranche d’âge compliquée : 8 ans et 12 ans, ce n’est pas la même chose, il y a une rupture entre les deux, précise Murielle Couëslan, directrice de Rageot. Nous calons nos offres au plus près de l’âge. Les gros volumes proposés par les Anglo-Saxons sont soit trop "bébés", soit trop avancés en âge." Elle prévoit pour 2017 une déclinaison "8 ans et plus" de "L’heure noire", la collection de polars. De son côté, Céline Charvet annonce chez Casterman une série anglaise, Chez nous, et "des romans illustrés d’une forme nouvelle".

 

Après la dystopie, l'horreur

Cette explosion a aussi modifié le rapport au poche. Sous l’influence des grands formats pour adolescents et jeunes adultes, le poche était un relais nécessaire qui prolongeait les ventes. "A partir de 12 ans, il y a tellement de grands formats que les poches ne se distinguent pas sauf quand il s’agit de prescription", souligne Murielle Couëslan. Si le poche pour les 8-12 ans résiste, c’est qu’il reste majoritairement alimenté par des inédits. Surtout que "les parents ne veulent pas acheter un grand format car ils ne sont pas sûrs que leur enfant le lira. Ils hésitent moins pour un format poche", constate la libraire du Chat pitre, Laurence Tutello. Parallèlement, Le Livre de poche Jeunesse pour les collégiens ou Tom’poche (Ricochet) pour les albums ont ouvert leur catalogue et reprennent les titres de leurs confrères.

Quant aux sujets, après la dystopie, la mode est à l’horreur. Milan propose un premier titre, Autopsie (en anglais : Stalking Jack the ripper), "adapté aux codes des jeunes adultes avec des retournements de situation et de la romance", souligne Christophe Tranchant. "On a fait le tour de la dystopie, depuis deux ans, on voit arriver des livres plus réalistes", souligne Natacha Derevitsky, directrice éditoriale de PKJ. Et grand écart, outre l’horreur, Céline Charvet note une mode des "feel-good books", comme pour les adultes.

Même quand le public grandit, l’image reste au cœur de beaucoup de nouveautés. Le succès du Journal d’un dégonflé (1,7 million de volumes vendus en France pour les 9 premiers tomes) pousse le livre pour la jeunesse à flirter avec le roman graphique et la bande dessinée en général, qui connaissent un nouvel essor. Milan a lancé cet automne la marque Grafiteen, qui joue aussi sur la lecture addictive en proposant plusieurs volumes d’une série la même année. Flammarion annonce l’adaptation de Malenfer, son best-seller, en BD. Tandis que, forts de leur savoir-faire, L’Ecole des loisirs adapte ses romans en BD et Casterman étoffe son catalogue de documentaires en BD tout en préparant "un vrai développement BD avec une approche jeunesse", révèle Céline Charvet sans dévoiler plus de détails.

Documentaires spectaculaires

Alors que les Cassandre avaient prédit sa fin en raison de la concurrence d’Internet, le documentaire se porte bien. Gallimard Jeunesse prépare une nouvelle collection. Milan a décidé de "recentrer ses documentaires sur les plus jeunes, les 0-6 ans", selon Christophe Tranchant, qui vend un million d’exemplaires de la galaxie des "P’tits docs". "Nous avons une véritable expertise sur le livre animé, nous avons choisi un graphisme novateur et l’alchimie fonctionne", constate-t-il, citant "Mes docs animés" qui viennent de paraître. Une expertise qu’il applique aux beaux livres documentaires, haut de gamme, proposés pour Noël comme Illuminature, Anatomia : cartographie du corps humain, L’imagier le plus fou du monde ou Chronologie : une histoire du monde (un livre fresque), "des livres très spectaculaires qui correspondent à une prise de risque éditoriale".

"Les p’tites planètes, dans la collection "Eveil nature", a bien marché alors que c’est un sujet réputé difficile pour les maternelles." Natalie Vock-Verley, Ricochet- Photo OLIVIER DION

L’Ecole des loisirs prépare pour le printemps 2017 "Les grandes images de l’Histoire" pour les 8-10 ans. "Si un enfant de 9 ans cherche la Révolution française sur Internet, il n’y comprend rien. Nous lui proposons une grande image sur une double page racontant un fait historique, avec un texte de Florence Seyvos", commente l’éditeur Arthur Hubschmid. Avec le documentaire pour ligne éditoriale, Ricochet, qui fêtera en 2017 les dix ans de "Ohé, la science", affiche un chiffre d’affaires en progression de 30 % en librairie et réimprime chaque année la moitié des titres de la collection (18 parus). "Les p’tites planètes, dans la collection "Eveil nature", a bien marché alors que c’est un sujet réputé difficile pour les maternelles. Aussi préparons-nous Les p’tits volcans", raconte Natalie Vock-Verley, qui annonce une nouvelle collection sur le corps humain pour les 5-7 ans en 2017. Pour la collection "Je sais ce que je mange" qui commence à s’installer, elle prévoit avec Marguerite Tiberti une campagne de financement participatif pour mener des actions d’éducation à l’alimentation, qui comprendront des expositions, des ateliers de sensibilisation pour les enfants et du matériel pour les enseignants.

Les livres sonores se portent bien (au coude à coude avec Gallimard Jeunesse, Gründ a vendu 600 000 livres sonores), tout comme l’éveil, "malgré les coûts d’imprimerie plus élevés et les tests de plus en plus nombreux à faire, et les prix de vente bas réclamés par le marché", analyse Christophe Tranchant, qui lancera en février des autocollants pour les tout-petits (18 mois-3 ans). De son côté, l’album voit son périmètre s’étendre. "Il y a désormais deux marchés de l’album. L’album classique vendu pas trop cher, et celui, plus difficile, imprimé sur beau papier et vendu plus cher. Les deux coexistent", précise Thierry Magnier. "Nous allons nous remettre à la création d’albums. Le catalogue a beaucoup bougé mais c’est l’album qui crée l’image d’une maison", ajoute Alexandra Bentz, responsable de la jeunesse d’Edi8.

Génération 2.0

Avec les jeux, les éditeurs se sont procuré une nouvelle niche économique. Quiz, boîtes de questions, jeux de plateaux, memory… ils déclinent le jeu sous toutes ses formes, utilisant le magnifique réservoir d’illustrateurs mais aussi un savoir-faire parfois éducatif. De son côté, L’Ecole des loisirs a choisi de produire des "Albums filmés" (24 titres parus), disponibles à la fois en DVD et en téléchargement sur les plateformes. "Les DVD se vendent bien en librairie, surtout quand le libraire se réapproprie le projet et les montre sur une télévision. La corrélation avec le livre est immédiate et on en sent l’impact sur les ventes de livres", commente Louis Delas, qui annonce 24 autres titres en production pour mars 2017. Documentaires, éveil, albums, jeux, films… le pont semble évident, puisque l’on reste du côté de l’image.

Parallèlement, les éditeurs sont à l’écoute de la nouvelle génération 2.0, celle des geeks et de la pop culture. Les Livres du Dragon d’or ont vendu 200 000 exemplaires du livre de la youtubeuse Andy. Pionnier, Edi8 a lancé au printemps 404 (en référence à la page d’erreur bien connue des internautes) avec différentes gammes de titres (fan fictions, youtubeurs, guides Minecraft) et a réalisé un chiffre d’affaires trois fois supérieur au budget prévu. Albin Michel Jeunesse développera sa gamme en 2017 après avoir lancé #AM avec le livre d’un champion de sport électronique YellowStar au moment de la Paris Games Week fin octobre. Le contexte est favorable : outre la Paris Games Week, les médiathèques s’y mettent, et la télévision a prévu de retransmettre le championnat League of Legends. Si on en croit Olivier Moreira qui dirige #AM, on devrait voir arriver des fictions inspirées des jeux vidéo. Tandis que les plus célèbres d’entre eux, Minecraft (avec les guides officiels chez Gallimard Jeunesse, et des fictions chez 404, Hachette Romans, Castelmore, des livres d’activités chez Centum, une boîte-jeu aux Livres du Dragon d’or), Dofus et Assassin’s creed (les deux notamment chez Bayard) ont déjà toute une littérature à leur actif. "Le jeu vidéo et l’imaginaire ne forment pas une niche mais un domaine partagé par toute une génération", commente Marion Jablonski, directrice d’Albin Michel Jeunesse, qui renchérit : "Il y a surproduction de titres destinés aux filles, même si elles s’intéressent aussi aux jeux vidéo, cela nous permet de ramener les collégiens et les lycéens vers le livre."

 

Parenting

"Fédérer la communauté geek autour de la marque mais aussi trouver de nouveaux auteurs." Alexandra Bentz, 404- Photo OLIVIER DION

Parallèlement, 404 a lancé sa plateforme d’écriture participative et de partage, 404 Factory, "pour fédérer la communauté geek autour de la marque mais aussi trouver de nouveaux auteurs", selon Alexandra Bentz, plateforme qui a enregistré 1 000 inscrits en quinze jours. "La génération de Twilight et de Hunger games a vieilli et s’est reportée sur la romance comme After. Maintenant les nouvelles plumes appartiennent à la génération des "Millennials", élevés avec Wattpad et les réseaux sociaux. Il y a un vrai potentiel littéraire mais il faut faire énormément le tri dans le 1,6 million d’histoires postées sur Wattpad ", déclare Cécile Térouanne, qui a publié le 2 novembre son premier titre issu de la plateforme et sort le deuxième en janvier, Another story of bad boys. Le codage lui-même est désormais sujet de fiction, à l’exemple de la trilogie Les codeurs de l’ombre, des romans graphiques que 404 publiera en 2017. Le même éditeur développera aussi un nouvel univers, Geekopedia, une encyclopédie écrite par Julien Tellouck, animateur sur Game One, avec "tout ce qu’il faut savoir même quand on n’a pas vu la série ou le film". "Nous ouvrons une nouvelle porte. Aussi avons-nous pris un stand à Japan Expo, au Comi Com et à la Paris Games Week", précise Alexandra Bentz.

Par ailleurs, le parenting, très à la mode, infuse dans la production des éditeurs pour la jeunesse, qui se sont aussi emparés de la méthode d’éducation Montessori, "une éducation bienveillante qui prend en compte le rythme de chaque enfant". Hatier, avec sa collection "Balthazar", Nathan, Eyrolles se sont mis sur le marché avec des catalogues importants et un vrai succès. Gründ a sorti deux petites boîtes en fin d’année. Fortes des succès de Calme et attentif comme une grenouille d’Eline Snel (250 000 ventes) et des Lois naturelles de l’enfant de Céline Alvarez, inspiré de la méthode Montessori, Les Arènes ont lancé en octobre un département Jeunesse et éducation avec des albums signés par des auteurs reconnus comme Lionel Koechlin, Josse Goffin, Mijo Beccaria, Marie-Agnès Gaudrat, sur des thèmes comme le métissage, le bonheur ou la poésie. Mais ce phénomène, en se positionnant sur la clivante idéologie éducative et en entrant en concurrence avec l’édition parascolaire, n’est pas sans risque. "On fait le pari qu’un rayon va se constituer dans les librairies jeunesse", répond Quentin Gauthier, directeur marketing et communication de Nathan Jeunesse.

La jeunesse s’exporte

Du côté numérique, Nathan se révèle une fois de plus pionnier avec l’application Nathan Live, lancée dans la plus grande discrétion. L’éditeur propose des contenus, véritables compléments au livre comme, par exemple, les sons pour Tous les bruits, un imagier en photos, ou des histoires lues pour Le grand rendez-vous, un album sans texte de 24 histoires écrites par Hubert Ben Kemoum à lire sur un smartphone. "Sur tous nos ouvrages, il se passe quelque chose, une vidéo, une lecture de textes, du feuilletage. On apporte un complément indispensable au livre", raconte Quentin Gauthier. Si les éditeurs cherchent encore le modèle économique du numérique, ils n’ont pas renoncé pour autant à le tester. Trois expériences seront présentées au Salon du livre et de la jeunesse de Montreuil : outre Nathan Live, les "Histoires animées", en réalité augmentée, d’Albin Michel, la BD de Marc-Antoine Mathieu, Sens (Delcourt). Parallèlement, les éditeurs s’essaient aux applications pour tablette et smartphone : Fleurus autour de ses imagiers, PKJ autour des P’tites poules, Zethel pour L’encyclopédie de l’incroyable et la start-up Editions animées avec un cahier de dessin animé, Les dinosaures.

"U4 n’est pourtant pas facile à vendre, mais quand il y a une innovation littéraire, les choses se débloquent." Marianne Durand, Nathan Jeunesse- Photo OLIVIER DION

Enfin, autre relais de croissance, l’édition pour la jeunesse française continue de s’exporter et les cessions de droits représentent désormais une part importante du chiffre d’affaires. Forte de ses 200 000 exemplaires vendus (les 4 tomes confondus) de U4, Nathan-Syros a cédé les droits de ces quatre volumes, "lourds à traduire en même temps", d’une dystopie qui se passe en France , à un éditeur italien et un éditeur polonais, et est en discussion pour deux nouvelles langues. "Ce n’est pourtant pas facile à vendre, mais quand il y a une innovation littéraire, les choses se débloquent. On est aussi en pourparlers pour une adaptation en série", note Marianne Durand. "2016 est une très bonne année pour nous à l’international avec 30 % de chiffre d’affaires, en progression depuis deux ans, et les ventes sont aussi satisfaisantes pour l’audiovisuel, des one-shots comme pour les séries, mais cela met plus de temps à se concrétiser", raconte Thierry Magnier. 404 est allé jusqu’en Alaska pour trouver l’auteur des fictions autour de Minecraft. Le journal d’un noob de Cube Kid a fait un tabac à l’étranger : les livres se sont vendus aux enchères aux Etats-Unis, en Allemagne, en Espagne et en Italie. De quoi retrouver l’équilibre.

La jeunesse en chiffres

Faites vos jeux !

 

Enorme réservoir d’illustrations et de textes, l’édition pour la jeunesse s’offre un nouveau débouché, celui du jeu de société.

 

"Le marché est en mutation et les frontières sont de plus en plus perméables entre l’univers du jouet et celui du livre." Sarah Koegler, Gautier-Languereau/Deux Coqs d’or- Photo OLIVIER DION

Boîtes-jeux, quiz, memory, puzzles, jeux de cartes ou de plateau… les éditeurs pour le jeunesse s’amusent. L’exercice était tentant : il est fréquent qu’un fabriquant comme Gecko fasse appel aux illustrateurs pour la jeunesse pour dessiner ses jeux. Rien de plus naturel que les éditeurs de livres, qui ont les images sous la main, d’en proposer eux-mêmes les produits dérivés. D’autant plus que ceux-ci se vendent aussi dans les librairies, notamment celles qui sont spécialisées dans la jeunesse.

"Les jeux constituent une part importante du chiffre d’affaires des libraires que nous ne voulons pas laisser aux éditeurs de jeux." Hélène Wadowski, Flammarion Jeunesse-Père Castor- Photo OLIVIER DION

"Les jeux constituent une part importante du chiffre d’affaires des libraires que nous ne voulons pas laisser aux éditeurs de jeux. Nous voulions reprendre la main et décliner nos succès avec des produits ludiques", explique Hélène Wadowski, directrice de Flammarion Jeunesse-Père Castor. "Le marché est en mutation et les frontières sont de plus en plus perméables entre l’univers du jouet et celui du livre. Les libraires ont besoin d’une offre complémentaire", confirme Sarah Koegler, responsable de Gautier-Languereau/Deux Coqs d’or. "Il y a une logique pédagogique à proposer des jeux. Nous souhaitons tous que les enfants décrochent des écrans, jouent ensemble, partagent les cartes avec les copains, et aillent vers le papier", renchérit Alexandra Bentz, responsable de la jeunesse d’Edi8, qui ajoute : "Cela permet aux parents d’occuper l’enfant avec un vrai contenu à visée pédagogique, pour un prix raisonnable".

Pionnier du genre, Deux Coqs d’or, suivi par Larousse, a lancé en 2008 des "Boîtes à questions", "en écho aux boîtes publiées par Marabout pour les adultes", précise Sarah Koegler. L’éditeur en a vendu 700 000 exemplaires et les a rééditées sous une nouvelle présentation, dans un nouveau format, en 2015, et vient de sortir la nouvelle édition de La boîte à questions : c’est pas sorcier ! (en liaison avec l’émission sur France 3). "Cela reste des jeux avec un gros contenu éditorial. Les éditeurs pour la jeunesse ont ce savoir-faire : transmettre une connaissance en utilisant le jeu comme support", souligne Sarah Koegler, qui les décline pour la première fois par âges pour la fin de l’année.

Savoir-faire éditorial

Edi8 utilise le concept sous toutes les marques de la maison : Gründ propose chaque année une boîte-quiz en partenariat avec Science & vie (6 titres parus), a sorti une boîte Le quiz de l’histoire pour les collégiens ; Les Livres du Dragon d’or un coffret Chica Vampiro, et 404 une boîte Minecraft. "En 2016, on a imprimé 100 000 boîtes", se réjouit Alexandra Bentz, le tout aux côtés de jeux de plateau Charlie ou Pokémon. A son programme de 2017, des boîtes-jeux pour les 3-5 ans, illustrées par Olivia Cosneau, consacrées aux premiers apprentissages pour "être à la fois dans le rayon jeunesse et dans le rayon parascolaire".

Bénéficiant de la référence historique de Nathan Jeux, Nathan Jeunesse développe des jeux à partir de sa production. "La création des jeux se fait au département jeunesse car nous avons le matériel et les illustrations, et nous les publions désormais sous la marque Nathan tout court", détaille Marianne Durand, directrice de Nathan Jeunesse. Ainsi l’éditeur couvre désormais tous les âges et tous les genres avec notamment des quiz et des jeux de plateau autour de la collection "Questions-réponses", des petits jeux autour de la gamme parascolaire "Je comprends tout", un jeu coopératif Le jeu du loup, qui a été suivi par les livres. "Les mallettes "Je joue et j’apprends" comportent à la fois une fiction et un jeu de cartes. Cela permet d’activer deux modes d’apprentissage, et de motiver l’enfant en l’immergeant dans l’histoire", raconte Marianne Durand.

"Nous nous appuyons sur des succès éditoriaux", précise Hélène Wadowski, qui a lancé six boîtes cette année, trois issues de la collection phare "Je suis en CP", mais aussi Lemémo de Roule Galette à partir du grand classique du Père Castor et, pour les plus jeunes, un Mémo des légumes. Hélium a valorisé ses personnages Papa ours et Petit ours créés par Benjamin Chaud en proposant un puzzle et un memory, dont les 6 000 exemplaires chacun ont été épuisés en moins d’un an et sont réimprimés pour les fêtes. "Cela participe de la visibilité des héros et des personnages, et ramène l’enfant vers le livre", commente Louis Delas, directeur de L’Ecole des loisirs. Dans la lignée des jeux de plateau pour les adultes (sur le modèle d’un Trivial Pursuit), Gallimard Jeunesse les a déclinés pour les jeunes, avec entre autres Harry Potter et "Les rois et les reines" d’Alex Sanders.

"La mécanique du jeu doit être en osmose avec l’histoire de l’album auquel il est rattaché", explique Louis Delas. L’Ecole des loisirs coédite sa gamme (7 titres par an) avec Play-Bac, qui publie de son côté ses jeux de cartes et autres mémos avec ses propres personnages, en variant ses propositions : un Domino des bruits pour Soledad, un jeu de cartes Pouss’poussins d’après Claude Ponti ou un jeu de plateau Les trois brigands d’après Tomi Ungerer.

Le jeu obéit à des contraintes différentes de celles du livre, avec une fabrication spécifique, des tests coûteux (comme pour les livres d’activités), et il n’est pas soumis au prix fixe, mais à un prix conseillé. Le groupe Bayard a prévu de lancer une marque Bayard Jeux en avril prochain avec une gamme pour les enfants de 2 à 10 ans, qui déclinera les grands héros du groupe que sont Petit Ours Brun, SamSam, etc., dans des "jeux de cartes, jeux de 7 familles, mémos, lotos, puzzles". Tandis que le groupe Actes Sud devrait lancer en 2018 sa filiale jeux dirigée par Pauline Capitani, en proposant une gamme pour les maisons jeunesse (Actes Sud Junior, Thierry Magnier, Rouergue et Hélium) du groupe. On n’a pas fini de jouer.

HongFei Cultures, entre Orient et Occident

 

Fondée en 2007 par un duo qui ne venait pas de l’édition, HongFei Cultures a développé un catalogue d’albums exigeants, créant un pont entre la Chine et la France.

 

Chun-Liang Yeh et Loïc Jacob.- Photo OLIVIER DION

Désormais implantée sur les bords de Loire à Amboise, HongFei Cultures - "grand oiseau en vol" selon le poète chinois du XIe siècle Su Dongpo -, fondée par Chun-Liang Yeh et Loïc Jacob, fêtera ses 10 ans en 2017. En quelques années, ce petit éditeur d’albums jeunesse a réussi, discrètement mais sûrement, à se faire une place parmi les maisons reconnues. La ballade de Mulan, illustré par Clémence Polet, a remporté le prix Chen Bochui 2015 de la Foire du livre de jeunesse de Shanghai, et Chine, scènes de la vie quotidienne de Nicolas Jolivot la Pépite du documentaire 2014 au salon de Montreuil. Le duo était pourtant novice dans le métier - le Chinois Chun-Liang Yeh est architecte de formation et le Français Loïc Jacob professeur d’histoire du droit -, mais ces derniers ont su d’emblée faire un pont entre les cultures, choisir les illustrateurs parfois débutants et constituer un catalogue aussi érudit qu’exigeant. "Nous avons fait des choix éditoriaux qui ne sont pas ceux d’un éditeur expérimenté. Cela ne nous a pas toujours facilité la vie mais nous a aussi permis de défricher des terrains peu ou pas explorés", commente Chun-Liang Yeh.

Te souviens-tu de Wei ? de Gwenaëlle Abolivier, illustrations de Zaü.- Photo HONGFEI CULTURES

L’audace dans le point de vue

Née sous le signe de la Chine, en proposant au départ des textes et des contes chinois confiés à des illustrateurs français, jeunes ou reconnus, la maison a développé un catalogue dont "la moitié n’a pas de lien avec la Chine". Avec pour thèmes le voyage, la curiosité de l’inconnu, la relation à l’autre, elle a glissé "de l’interculturalité à l’altérité", soulignent ses fondateurs. "Quand on a démarré, les gens posaient la question de l’authenticité. Nous n’avons pas d’intention patrimoniale. On veut que ça frotte, que ça se transforme", revendique Loïc Jacob. "Il y a beaucoup d’attente sur la Chine, mais nous souhaitons éviter les clichés et proposer l’expression d’un pays vivant. Quand on fait appel à un auteur ou à un illustrateur chinois, il n’est pas obligé de prendre la Chine comme objet de sa création", confirme Chun-Liang Yeh. Une variété et une liberté dont ne rend pas forcément compte le nom de la maison.

Le duo réfute l’idée de "coup de cœur" mais revendique ses choix d’"explorateurs raisonnés", selon Chun-Liang Yeh. "Ils publient des livres de qualité, exigeants sur les textes", déclare la libraire du Chat pitre Laurence Tutello, qui ajoute : "Mamie Coton compte les moutons est un vrai livre jeunesse pour les enfants de 3 ans.""Ce sont des personnalités fortes, cultivées, qui font preuve d’une grande indépendance", souligne leur consœur Laurence Faron, fondatrice de Talents hauts.

Pour le duo, l’image est chose sérieuse. "L’audace ne se situe pas dans l’image mais dans le point de vue. Te souviens-tu de Wei ? de Gwenaëlle Abolivier, illustré par Zaü, sur les Chinois embarqués dans la guerre de 14-18, par exemple, montre les personnages de dos. C’est plus audacieux qu’on imagine. L’empathie emmène aussi le lecteur : on vit l’émotion de sa mère quand elle a vu son fils partir", explique Loïc Jacob. Laissant toute liberté à l’illustrateur, la construction peut être complexe comme chez Samuel Ribeyron, dont le Ce n’est pas très compliqué montre un "garçon qui pense à sa voisine Louise, qui est en train de penser à lui. Le livre implique le lecteur, l’auteur fait taire son texte, c’est l’illustration qui porte les sentiments du lecteur."

 

Le réel pour parler d’autre chose

"Le documentaire est arrivé plus tard que ce qu’on avait espéré, regrette Loïc Jacob, mais nous avons voulu trouver des documentaires qui portent cette part littéraire, la beauté permet de comprendre les choses." Le résultat ? Chine, scènes de la vie quotidienne, déjà cité, ou Shanghai, promenades, pour des lecteurs de tous âges.

La Chine n’est jamais loin. Elle est dans la philosophie, dans la manière de traiter le sujet. "On peut aborder la beauté par des choses simples, un caillou, un portillon. Même la poésie est terre à terre. Le goût pour le concret, l’art de l’indirect sont caractéristiques de la culture chinoise et font partie de la sagesse chinoise. On passe par le réel pour parler d’autre chose", explique Chun-Liang Yeh.

Modestement, au rythme d’une dizaine de titres par an (contre trois ou quatre à sa création), la maison privilégie "la qualité de l’édition sans augmenter le nombre de titres" afin de "valoriser au mieux ce que nous proposons", insiste Chun-Liang Yeh. "Ce sont des artistes qui ont les pieds sur terre. C’est la combinaison idéale. Ce qui est amusant, c’est qu’ils se partagent les tâches différemment selon les cas", commente Laurence Faron.

Depuis un an, HongFei Cultures vend ses titres à l’étranger, "même en Chine", comme La ronde des contes (des contes traditionnels occidentaux) illustré par Mélusine Thiry, suivi de La ballade de Mulan, et des collections "En quatre mots" et… "Contes de Chine". "L’édition chinoise pour la jeunesse a, comme son lectorat, évolué. Les conditions de vie sont différentes et les besoins sont nouveaux. Le prix Chen Bochui a attiré l’attention sur nous. On sent les éditeurs séduits par la qualité de la production française", explique Chun-Liang Yeh.

Meilleures ventes : la vague Harry Potter

Avec plus de 600 982 exemplaires vendus selon GFK, Harry Potter et l’enfant maudit de Jack Thorne et John Tiffany, d’après une idée de J. K. Rowling (Gallimard Jeunesse), prend naturellement la tête du palmarès jeunesse, dans sa version française, immédiatement suivie de la version originale en anglais parue cet été chez Little, Brown (165 000 ventes).

La génération 2.0 est bien au rendez-vous. La youtubeuse Andy avec Princesse 2.0, dont 404 a vendu 200 000 exemplaires, prend la 3e place, tandis que Marie Lopez et son #EnjoyMarie (Anne Carrière), paru en 2015, arrive 22e (200 000 ventes). Cette génération a aussi fait le succès de la trilogie sentimentale D.I.M.I.L.Y (Did I mention I love you), qu’une jeune auteure de 16 ans, Estelle Maskame, a écrit sur Wattpad, et de One love de Margot Malmaison, qui raconte ses amours sur Facebook (Michel Lafon).

En 4e position, on retrouve Eux, c’est nous, un texte de Daniel Pennac publié en novembre 2015 et conçu par 40 éditeurs pour la jeunesse en solidarité avec les réfugiés.

Dans une fiction dominée par Le journal d’un dégonflé de Jeff Kinney, dont le Seuil Jeunesse atteint 1,7 million de ventes pour les 9 premiers tomes et dont 6 figurent sur la liste, la fiction française se défend bien, grâce aux quatre volumes de U4 (Syros/ Nathan), une dystopie dont chaque tome est écrit par un auteur différent - Yves Grevet, Florence Hinckel, Carole Trébor et Vincent Villeminot - qui totalise 200 000 ventes, et aux deux volumes de La passe-miroir de Christelle Dabos, lauréate du concours d’écriture organisé par Gallimard Jeunesse.

Tandis que La 5e vague de Rick Yancey, L’épreuve de James Dashner (à l’écran sous le titre Le labyrinthe), Divergente de Veronika Roth, L’Epouvanteur de Joseph Delaney, ou plus récemment Miss Peregrine et les enfants particuliers de Ransom Riggs, adaptés au cinéma, font toujours de bons résultats.

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