Difficile. C’est l’adjectif qui revient le plus souvent dans la bouche des petits éditeurs de livres audio pour qualifier cette année 2015. En effet, le marché enregistre une baisse en valeur de 7,6 % sur les douze derniers mois selon GFK. Pas d’événement majeur pour expliquer cette situation, mais une tendance générale, selon Patrick Meadeb, qui a enregistré une baisse de 8 % des ventes sur les neuf premiers mois de l’année. Le directeur de Sonobook constate pour sa maison une baisse des "commandes de la part des particuliers et des médiathèques".

La contraction des budgets d’acquisition des médiathèques met en difficulté plusieurs éditeurs. Pour Arnaud Mathon, directeur de Sixtrid et de la librairie physique et en ligne Livraphone, qui constate un "effondrement total" de son chiffre d’affaires, les ventes aux collectivités "représentent au moins 50 % de perte pour notre activité. C’est grâce aux bibliothèques que nous survivions jusqu’à présent, parce que les achats par des particuliers se font très rares", explique-t-il. "C’est la crise. Depuis trois ou quatre ans, le chiffre d’affaires de Livraphone stagnait, mais là c’est catastrophique. Nous faisons entre 25 % et 30 % de chiffres d’affaires en moins."

Dépendant des médiathèques

Le secteur du livre audio pour enfants (dont GFK n’isole pas l’activité) semble cependant épargné. La collection "Chut" de L’Ecole des loisirs (38 titres au catalogue et 4 nouveautés par an) a par exemple réalisé une progression de ses ventes de 20 %. "Pour ma part, je n’ai pas constaté de baisse au niveau des acquisitions des bibliothèques, mais c’est probablement parce que nous faisons des livres audio pour enfants", explique Véronique Haïtse, la codirectrice de la collection. "Les livres lus pour adultes rencontrent d’autres freins, comme celui d’être encore associés aux malvoyants." Ce n’est pas le cas du livre audio pour les petits. "Les enfants écoutent des chansons, des comptines et des histoires sous forme de livres lus quand ils sont petits et qu’ils ne savent pas lire", poursuit-elle.

Le livre audio reste particulièrement dépendant des budgets des médiathèques car les éditeurs s’accordent à dire que le livre lu n’est toujours pas assez mis en avant dans les librairies et que peu de libraires peuvent se permettre de constituer un important fonds. "Le livre audio souffre encore d'une image qui l'exclut de la sphère littéraire et le cantonne dans un rôle alternatif par rapport au livre papier. Or le livre audio est un objet littéraire à part entière. Les libraires comme le public doivent en prendre acte. Je pense néanmoins que les mentalités sont en train de changer", remarque Paule du Bouchet, directrice de la collection "Ecoutez lire" chez Gallimard. Valérie Lévy-Soussan, la directrice générale d’Audiolib, confirme : "Nous avons besoin que les libraires prêtent attention à ce produit, qu’ils le fassent écouter. Et si certaines librairies, chaînes ou grandes surfaces spécialisées ne jouent pas le jeu, il y en a toujours d’autres vers lesquelles se tourner. Mais il faut les trouver, être toujours en alerte. C’est un gros travail." Si le leader du secteur a connu un début d’année un peu mou, cette maison lancée en 2008 par Hachette, Albin Michel et France Loisirs constate toutefois une hausse de son volume de vente de 4 à 5 % par rapport à 2014. "L’année est loin d’être terminée et nous prévoyons encore la sortie de très beaux titres, note Valérie Lévy-Soussan. La période des fêtes est un moment important pour nous, avec un pic de vente régulier les trois derniers mois de l’année."

Comme l’analyse Patrick Meadeb chez Sonobook, "il existe une concurrence de plus en plus forte sur le livre audio. Etsi en général le marché progresse toujours un peu, ce sont ceux qui ont le plus de visibilité qui tirent mécaniquement leur épingle du jeu." Pour Frémeaux & associés, l’année a été bonne, avec une progression de 8 % du chiffre d’affaires physique, et de 45 % du chiffre d’affaires numérique. "C’est très bien pour nous parce que, en 2014, nous avions un petit peu baissé sur le livre audio", se souvient Patrick Frémeaux, son gérant. Possédant sa propre force de vente, l’éditeur peut mieux s’adapter à la demande des libraires. "Nous avons la capacité commerciale d’avoir notre distribution, de négocier les retours et de mettre en place notre propre PLV, explique-t-il. C’est évidemment un grand plus." Cette année encore, l’activité été portée par Michel Onfray puisque la meilleure vente de l’éditeur reste le volume 23 de La contre-histoire de la philosophie, publié en mars et consacré à la philosophe Hannah Arendt. Le coffret s’est vendu à 7 800 exemplaires. L’éditeur a aussi réalisé un beau score (1 480 CD vendus) avec La révolution de l’amour de Luc Ferry. Pour Thélème, autre acteur historique du secteur particulièrement centré sur les grands classiques de la littérature, l’année n’a pas encore vraiment démarré car la quasi-totalité de ses titres ne paraîtra qu’au dernier trimestre. "Pour le moment, nous n’avons pas connu de chute vertigineuse, mais pas non plus de progression comme les années précédentes", atteste Adeline Defay, fondatrice et directrice de la maison, créée en 1990. "Nous produirons aussi davantage de titres l’an prochain car nous avons prévu d’ouvrir notre catalogue à plus de livres contemporains, annonce-t-elle. C’est important d’avoir des nouveautés pour les libraires."

Car l’année a été marquée par une baisse générale de la production dans ce rayon. En tant que libraire, Arnaud Mathon (Livraphone) observe que beaucoup de maisons d’édition de livres audio ont réduit leur production. "Avant, en magasin, nous faisions le réassort de certains éditeurs tous les mois, mais cette année nous n’avons mis en place des nouveautés de ces mêmes maisons qu’une seule fois", remarque-t-il. "Par ailleurs, beaucoup de petites maisons d’édition n’ont rien produit du tout." Président de l’association Lire dans le noir, Stéphane Devernay a constaté le même phénomène, en organisant l’édition annuelle du prix Lire dans le noir du livre audio. "Certains petits éditeurs qui avaient participé l’an dernier n’ont pas pu le faire cette année car ils n’avaient pas de nouveaux ouvrages à présenter", regrette-t-il.

Se distinguer pour réussir

Même si elle continue de publier des livres audio de divertissement et contemporains (sa meilleure vente de l’année, Temps glaciaires de Fred Vargas, publiée trois mois après la parution de la version papier, s’est écoulée à 5 000 exemplaires), Audiolib essaie également de donner une nouvelle actualité à de grands textes. "Une de nos nouveautés est Si c’est un homme de Primo Levi, lu par le philosophe et homme de radio Raphaël Enthoven", déclare Valérie Lévy-Soussan. Pour ce type de livres lus, Audiolib mise sur la prolongation de la lecture par une discussion, un entretien ou un débat avec le lecteur du livre et/ou son auteur.

"Ce n’est pas évident. Pour tenir bon, il faut trouver des astuces", explique Patrick Meadeb. Sa maison d’édition Sonobook renforce ses liens avec ses lecteurs, à savoir "le public que l’on peut voir physiquement sur des salons, ou celui qui nous suit sur Internet". La ligne éditoriale de la maison continue d’être tournée vers la littérature de l’imaginaire et les documents d’actualité, comme en mars dernier avec Allah est grand, la République aussi de Lydia Guirous, acquis auprès des éditions JC Lattès. Prochainement, Sonobook prévoit la parution du Château des millions d’années de Stéphane Przybylski, un roman de science-fiction historique édité en début d’année par Le Bélial. L’éditeur poursuit sa diversification aussi en travaillant avec Diateino, spécialiste du management, pour éditer l’un de ses best-sellers, La technique du succès (25 000 ventes tous formats confondus). "Ce livre est actuellement disponible en téléchargement et il a bien démarré avec 200 exemplaires vendus en trois mois", se réjouit Dominique Gibert, la fondatrice de Diateino. Patrick Meadeb entend bien développer la demande par une offre élargie. "Je continue à ouvrir ma ligne éditoriale parce qu’il y a un public pour ces livres, même si je constate une baisse du pouvoir d’achat de nos lecteurs."

Selon Paule du Bouchet, "c’est grâce à un véritable volontarisme éditorial que l’on pourra continuer à faire du livre audio en France". Pour la directrice de la collection "Ecoutez lire", la valeur ajoutée de sa ligne réside dans ses auteurs, publiés par le groupe Madrigall (Gallimard, Denoël, Flammarion, La Table ronde, Verticales, P.O.L, etc.). "Ce sont des signatures de renom qui font la littérature française", fait valoir Paule du Bouchet, qui publie 25 titres adultes et jeunesse par an. "Nous avons eu une légère hausse de nos ventes physiques, qui sera je pense optimisée par le fait que nous sommes maintenant accessibles en téléchargement sur la plateforme Audible [filiale d’Amazon, NDLR]." Egalement présidente de la nouvelle commission livre audio du Syndicat national de l’édition, Paule du Bouchet croit en effet que le livre audio trouvera, à terme, sa place. "Nous pensons que le téléchargement va finir par tirer les ventes physiques de livres audio." D’autant que les publics qui téléchargent et ceux qui achètent les livres lus sous leur version CD semblent complémentaires. Chez "Ecoutez lire", les meilleures ventes en téléchargement sont les trois tomes du Trône de fer (Game of thrones) de George R. R. Martin, "qui sont des ventes très moyennes en livre audio physique".

Le téléchargement fait des émules

Grâce à des enquêtes par questionnaires, le fondateur et directeur de la librairie en ligne spécialisée Book d’Oreille, Olivier Carpentier, commence à avoir une connaissance du public qui achète des livres audio sur sa plateforme. "Nous savons qu’il y a plus de 60 % de femmes, que nous sommes sur une tranche d’âge supérieure à 40 ans et sur un niveau de diplômes élevé", dévoile-t-il. Les titres les plus vendus sur Book d’Oreille en 2015 sont la trilogie Fifty shades, la saga du Trône de fer et 1984 de George Orwell. "Nous avons un positionnement un peu premium, avec du son HD de très bonne qualité, un site 100 % accessible pour les non-voyants et un format ouvert, qui permet aux gens d’écouter leur livre audio comme ils le souhaitent, en format MP3 dans le métro, par exemple", continue Olivier Carpentier. "Notre offre est axée autour d’un client que l’on considère comme exigeant, que nous n’enfermons pas dans un système d’abonnement, comme certains de nos concurrents."

Etant donné les bons chiffres des ventes en téléchargement, certains éditeurs envisagent de ne sortir certains de leurs titres qu’en numérique. "C’est une bonne stratégie pour mes titres de science-fiction, estime Patrick Meadeb. Parce que les particuliers qui achètent ces livres le font principalement en téléchargeant." Arnaud Mathon a mis cette année les titres de Sixtrid sur les plateformes Audible et Book d’Oreille. "Je ne peux pas encore dire quels en seront les résultats, mais je pense que l’on va avoir de bonnes surprises, affirme-t-il. Cela expliquera d’ailleurs peut-être la disparition d’une partie des clients de notre libraire physique Livraphone."

Le grand public commence en effet à prendre l’habitude de télécharger des contenus audio, pour les écouter à tout moment. Les émissions radiophoniques jouent un grand rôle dans cette évolution. "On voit la vogue du téléchargement de podcasts de programmes radio très écoutés, constate Valérie Lévy-Soussan d’Audiolib. Cela peut être vu comme une concurrence de temps au livre audio, mais pour moi, cela signifie surtout que les gens sont prêts et ont envie d’écouter des programmes et des histoires où et quand ils le veulent." Les podcasts de lectures figurent tous les mois dans les tops 5 des émissions les plus podcastées sur France Culture ou France Inter. Une des meilleures ventes de la collection "Ecoutez lire" cette année est d’ailleurs Ça peut pas faire de mal de Guillaume Gallienne, coédité avec France Inter, qui regroupe les émissions de lecture hebdomadaire du comédien sur la chaîne de service public. "Dans les pays où le livre audio s’est développé avant nous, comme les Etats-Unis ou l’Allemagne, il y a des traditions de lecture orale qu’il n’y a pas ou plus en France. Des chaînes de radio comme la BBC en Angleterre ont contribué à donner aux gens l’habitude d’écouter régulièrement de longs feuilletons radiophoniques", souligne Valérie Lévy-Soussan. Le marché du livre audio représente près de 10 % des marchés du livre anglais et allemand contre seulement 1 % en France.

En plus de devoir s’inspirer des modèles des pays anglo-saxons ou scandinaves, c’est aussi vers l’étranger que les éditeurs de livres audio français veulent se tourner pour développer le livre lu francophone. L’association Plume de paon, qui œuvre en faveur du développement du livre audio, a déjà commencé ce type de démarches à l’international. En avril dernier, elle a par exemple organisé, en partenariat avec l’association Slow littérature, une Nuit littéraire à l’Alliance française de Los Angeles. "On a pu assister à des lectures à voix haute en français et à une table ronde, également en français", explique Christophe Rioux, concepteur de la Nuit littéraire et membre du jury du grand prix du Livre audio de l’association Plume de Paon. "L’idée était de mettre le livre audio et la lecture à voix haute au cœur de ces échanges transatlantiques." Il a également animé, lors du dernier Festival du livre audio de Strasbourg, une table ronde intitulée "La francophonie, une opportunité pour la diffusion du livre audio français à l’étranger". Un grand chantier, qui ne manquera pas d’être une des priorités des acteurs du secteur réunis au sein de la nouvelle commission du livre audio du SNE.

Fidèles au poste

Les émissions radiophoniques ont tiré les ventes de livres audio sur les douze derniers mois. La disparition en décembre de l’homme de radio Jacques Chancel a entraîné une hausse des achats du coffret de Radioscopie consacré aux philosophes, qui se hisse en tête du classement. Il comprend les meilleurs moments de l’émission de Jacques Chancel diffusée sur France Inter entre 1968 et 1990. Le quatrième volume de Radioscopie dédié aux écrivains se trouve, lui, à la 11e place du classement, tandis qu’une autre émission de radio, plus contemporaine cette fois, se hisse en 5e position du palmarès : Ça peut pas faire de mal, qui rassemble de grands textes lus chaque semaine par le comédien Guillaume Gallienne.

La collection "Ecoutez lire" de Gallimard place dix titres dans ce classement, dont le recueil de nouvelles de Sylvain Tesson S’abandonner à vivre et Le Royaume d’Emmanuel Carrère. Mais c’est Audiolib qui domine le palmarès avec trente-huit de ses titres présents parmi les 50 meilleures ventes de l’année dont, en 3e position, Méditations : 12 méditations guidées pour s’ouvrir à soi et aux autres de Fabrice Midal. La bonne place de ce titre montre le succès des livres lus consacrés à la méditation. Un autre titre de Fabrice Midal, Méditations sur l’amour bienveillant : 12 méditations guidées, figurant également en 6e position du classement.

La meilleure vente de cette maison leader du marché reste le roman Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre, qui a remporté le prix Goncourt en 2013. Cependant, ce grand prix n’entraîne pas automatiquement un succès en livre lu : le prix Goncourt 2014, Pas pleurer de Lydie Salvayre, publié par un éditeur plus petit (Sixtrid), ne figure pas dans ce palmarès.