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Dossier Rentrée essais et documents 2018: questions de fond

Manifestation des cheminots contre le projet de réforme de la SNCF, devant le Sénat en juin 2018. - Photo Olivier Dion

Dossier Rentrée essais et documents 2018: questions de fond

Avec une production d’essais et de documents plus resserrée, les éditeurs ont pris leurs distances avec la vie politique française, même si une dizaine de nouveautés se penchent sur le président Macron et sa politique. Ils s’intéressent plutôt aux structures des institutions et de la vie économique. La place de l’islam reste questionnée, tout comme l’école, de manière plus apaisée.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 06.07.2018 à 13h06

En édition comme en politique, rien ne pousse à l’ombre d’Emmanuel Macron: aucun responsable de parti ou d’institution ne fait l’objet de portrait ou d’analyse en cette rentrée 2018, sauf le président de la République, et accessoirement le ministre de l’écologie (Les désarrois de Nicolas Hulot, Jean-Luc Bennahmias, L’Archipel). Et une seule élue signe un livre: Anne Hidalgo, maire de Paris, annoncée aux éditions de l’Observatoire pour un bref manifeste sur la transition écologique dans les capitales intitulé Convaincre. En revanche, l’intérêt pour l’occupant de l’Elysée ne faiblit pas, en dépit des nombreux livres qui lui ont déjà été consacrés: une dizaine de titres décortiquent son action et ses conséquences, et ils sont tous critiques (voir biblio p. 66 et 68). On peut notamment citer Macron, la valse folle de Jupiter (Jean-Marc Daniel, L’Archipel), Macron le Suédois (Alain Lefèbvre, Puf), ou encore Macronomie : la déconommie du président Macron (Jacques Généreux, Seuil), Macron, le faux moderne (Les Economistes atterrés, Les Liens qui libèrent). Un peu plus d’un an après une élection qui a défié tous les pronostics, l’état de grâce est bien passé.

Emmanuel Macron lors de l’inauguration de Livre Paris en mars 2018.- Photo OLIVIER DION

Reprise confirmée

Plus que pour la rentrée littéraire, la production de la rentrée d’essais et de document connaît un reflux. A la fin juin, près de 2 150 titres grand format et poche à paraître en août, septembre et octobre, étaient répertoriés sur electre.com. A la même période l’an dernier, quelque 2 620 références étaient annoncées dans les mêmes catégories (essais, documents, enquêtes, investigation, témoignages). L’évolution des ventes de 2017 a suivi la même tendance, avec un plongeon en début d’année, suivi d’un retour à l’équilibre, insuffisant toutefois pour relancer les best-sellers (- 22% en volume à 5 millions d’exemplaires et - 19% en valeur à 92,7 millions d’euros pour les 100 meilleures ventes de 2017 (1)). Le genre n’a pas échappé au phénomène qui avait marqué l’année 2017, caractérisée par une relative rétention de programmes au premier semestre, suivi d’un afflux au second. Paradoxalement, dans cette année électorale, ce sont plutôt les livres traitant du bien-être personnel, ou proposant une interprétation raisonnée du monde, qui ont dominé le classement, plus que les livres politiques.

Le minaret de la Grande Mosquée de Paris.- Photo OLIVIER DION

Début 2018, la reprise amorcée à l’automne dernier semble se confirmer, avec une hausse de 0,5%. Notre bibliographie (p. 66) propose une sélection de 222 titres (hors rééditions en poche) correspondant aux principaux thèmes de cette rentrée, avec la part de subjectivité que suppose ce segment éditorial, aux frontières incertaines. Si le témoignage est relativement bien identifié et circonscrit, de même que l’enquête journalistique ou le document, en général dénonciateurs de scandales ou dysfonctionnements (et plutôt minoritaires dans cette production, finalement), "l’essai" est en revanche une catégorie très vaste, qui peut aller d’une analyse politique engagée à un bilan de situation neutre, exposant l’état des connaissances dans les rayons les plus divers. Nous avons plutôt retenu ceux qui recoupent les sujets de société. L’accessibilité revendiquée est la principale caractéristique commune de cette production, de même que la volonté de renouveler la réflexion, le principal défi eu égard au volume de publications.

Flammarion se classe en tête des éditeurs les plus actifs dans le secteur des essais et documents avec plus de 60 titres annoncés dans les domaines les plus divers, suivi des Puf (50, grâce aux "Que sais-je?"), de Salvator (36), du Cerf (35), tous deux à dominante religieuse, d’Albin Michel (29, avec des dominantes en politique, religion et spiritualité), et de First (28, dont une majorité de titres de la collection "Pour les nuls"). S’il est difficile de prévoir ceux qui s’imposeront, les scores antérieurs et la notoriété de certains auteurs laissent supposer au moins de bonnes mises en place en librairie. Ainsi chez Albin Michel, Eric Zemmour, et son Destin français, qui veut réhabiliter quelques mal aimés de l’histoire de France, et déboulonner quelques statues, ou encore le prochain Yuval Noah Harari et ses 21 leçons pour le 21e siècle, qui va rejoindre ses deux livres précédents, toujours dans les meilleures ventes. Chez Flammarion, Christophe Guilluy, le géographe qui poursuit sa réflexion sur l’évolution sociale en France, et la façon dont elle s’inscrit sur le territoire, devrait aussi retrouver ses lecteurs avec No society : la fin de la classe moyenne occidentale. Chez Grasset, l’inquiétante démonstration de Marc Weitzmann sur les fractures de la société française pourrait soulever un vif débat autour de cette somme intitulée Un temps pour haïr.

Volonté d’interpellation

Au Seuil, Pierre Rosanvallon (Notre histoire intellectuelle et politique : 1968-2018) devrait bénéficier également d’une attention soutenue. La Découverte compte beaucoup sur un texte apporté par sa nouvelle P-DG, Stéphanie Chevrier, La caste de Laurent Mauduit, qui dénonce l’oligarchie de l’inspection des finances, accusée de trahir l’intérêt général au profit du sien. Plon met en avant Ces psychopathes qui nous gouvernent de Jean-Luc Hees. Chez Actes Sud, Pierre Rabhi est une des valeurs sûres (L’agroécologie : une éthique de vie), de même que Cyril Dion (Le chant des colibris), et à L’Observatoire le réseau médiatique du financier Matthieu Pigasse, auparavant publié chez Plon, garantira une bonne visibilité à son cri d’alarme (La lumière du chaos). Les précédentes ventes de Raphaël Glucksmann, lui aussi très médiatisé, inciteront les libraires à lui maintenir leur confiance pour son nouvel essai, Les enfants du vide, sortons de l’impasse de l’individualisme chez Allary. Les personnalités reconnues dans la littérature et les sciences humaines (Marie Darrieussecq, Lola Lafon, David Foenkinos…) rassemblées par l’éditeur Philippe Rey devraient assurer l’audience du recueil intitulé Les nouveaux combats des femmes.

Cette livraison est aussi marquée par une familiarité grandissante dans l’expression si l’on en croit quelques titres. Jobs à la con, assène David Graeber (Les Liens qui libèrent), qui sont possiblement le produit de L’éternelle truanderie capitaliste, décrite par Jean-François Bouchard (Max Milo). Denis Ramon explique jusqu’où il est possible d’aller dans La bave du crapaud… : petit traité de la liberté d’expression, aux éditions de l’Observatoire. La volonté d’interpellation peut aller jusqu’à l’invective, telle celle que profère l’éditeur Pierre-Guillaume de Roux à l’encontre des bien-pensants de gauche (Les bâtards de Sartre de Benoît Rayski). Alors que l’édition d’essais était jusqu’alors très largement dominée par des maisons engagées à gauche, un petit groupe bien installé à droite se fait désormais entendre comme Pierre-Guillaume de Roux, L’Artilleur (marque des éditions du Toucan), Ring, Via Romana, ou encore Tatamis.

Menaces

Tandis qu’une partie de la production antérieure s’efforçait à une analyse nuancée, celle de la prochaine rentrée voit l’islam presque uniquement sous l’angle de la menace. Intelligence avec l’ennemi : les élites françaises et l’islamisme dénonce Yves Mamou (L’Artilleur), accusation reprise par Le livre noir de l’islamisation : comment les élites lui ont livré la France (ouvrage collectif, Kero), alors que Joachim Véliocas s’inquiète d’une sorte d’angélisme dans L’Eglise face à l’islam : entre naïveté et lucidité (Ed. de Paris-Max Chaleil). Philippe Lobjois et Michel Olivier expliquent La guerre secrète : l’islam radical dans le monde du travail (Fayard), et Jean-Frédéric Poisson élargit le propos à L’islam à la conquête de l’Occident : la stratégie dévoilée (Rocher). Albert Naccache voit la présence des partis Hamas-Hezbollah en France : islamistes, compagnons de route et terroristes (Les Unpertinents). Communautarisme ?, s’interrogent Marwan Mohammed et Julien Talpin, estimant qu’il s’agit d’un fantasme, et que les mobilisations collectives reprochées aux musulmans relèvent plutôt de revendications d’égalité de traitement. Ahmad Abbadi propose un bref mode d’emploi de La déconstruction du discours extrémiste, publié par l’Union des mosquées de France. Révélatrice des tensions qui traversent ces sociétés fortement structurées par la religion, la masculinité est étudiée dans Le genre intraitable : politiques de la virilité dans le monde musulman (Actes Sud), tandis que Rana Ahmad témoigne de sa vie en Arabie saoudite dans Ici, les femmes ne rêvent pas (Globe).

La dérive vers le djihadisme est étudiée dans La fabrique de la radicalité : une sociologie des jeunes djihadistes français de Laurent Bonelli et Fabien Carrié (Seuil), ou par l’exemple de parcours individuels que Dounia Bouzar rassemble dans Déradicalisés (L’Atelier), mais surtout vue à travers des témoignages: Mon fils, ce djihadiste d’Alexandra Gil rassemble ceux de mères dont un enfant est parti en Syrie (City), Saliha Ben Ali publie directement le sien (Maman entends-tu le vent ? Daech m’a volé mon fils, L’Archipel) et Olivier Barruel suit l’Itinéraire d’une djihadiste : dans la tête d’Emilie König (Ring). A partir d’informations découvertes en Lybie, Kamal Redouani se plonge Dans le cerveau du monstre : les documents secrets de Daesh (Flammarion). Sofia Amara, grand reporter spécialiste du Proche-Orient, publie une enquête très fouillée sur le chef de l’Etat islamique: Baghdadi, calife de la terreur (Stock). Gilles Kepel retourne à la source des problèmes dans Sortir du chaos : stratégie pour le Moyen-Orient et la Méditerranée (Gallimard).

Investigations

Les éditeurs ont apparemment tiré la leçon des ventes moyennes des livres strictement politiques l’an dernier, et n’en publient presque plus, sans doute aussi faute de trouver un point d’accroche, entre l’évaporation des anciens partis à gauche et à droite, le trou d’air que traverse le Rassemblement national (ex-FN), et la ligne idéologique hors des schémas habituels de La République en marche. En marche vers l’immobilisme, se moque ainsi Agnès Verdier-Molinié (Albin Michel); La tentation populiste : où va la droite ?, s’interroge Maël de Calan (L’Observatoire), alors que Chantal Mouffe plaide Pour un populisme de gauche (Albin Michel). La Découverte y consacre le bilan annuel de sa collection "L’état du monde" (Le retour des populismes : l’état du monde 2019, sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal). Chez Fayard, Julia Cagé publie Le prix de la démocratie, une étude élargie sur l’effet des financements de la vie politique dans une dizaine de pays, sur cinquante ans, et chez Max Milo, Philippe Pascot s’en prend aux Pilleurs de vie, accusant les élus de servir leurs seuls intérêts. Stéphane Horel a enquêté sur les méthodes de cette captation de pouvoir par des intérêts privés dans Lobbytomie : comment les lobbies ont capturé la démocratie (et notre santé) (La Découverte).

En économie, Denis Robert, rendu célèbre par ses investigations retentissantes sur Cleastream (publiées aux Arènes), qui ont aussi bouleversé sa vie personnelle et professionnelle, revient avec Les prédateurs : enquête sur les dessous du capitalisme financier, coécrit avec Catherine Le Gall (Cherche Midi). Grégoire Chamayou retrace les origines de la nouvelle gouvernance capitaliste qui a suivi la contestation des années 1960-1970 dans La société ingouvernable.Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique). Arnaud Parienty dissipe Le mythe de la théorie du ruissellement (La Découverte), selon laquelle la richesse des riches irriguerait aussi les pauvres, et Dani Rodrik place La mondialisation sur la sellette (De Boeck Supérieur). Chez Albin Michel, Daniel Cohen tire les conséquences de la révolution numérique et la société digitale qui s’installe dans Il faut dire que les temps ont changé… : chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète. Nick Srnicek décrit le Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique chez Lux. Gilles Raveaud ouvre quelques perspectives dans Economie : on n’a pas tout essayé (Seuil), de même qu’Eric Heyer, Pascal Lokiec et Dominique Méda, pour lesquels Une autre voie est possible (Flammarion). Chez le même éditeur, Anne Génin et Clémence Blanc publient Respect ! Des patrons inspirants pour un monde meilleur, qui présente une dizaine de parcours jugés exemplaires dans l’équilibre entre performance, projet sociétal et défense de l’environnement.

Santé et éducation

Le centre des urgences de l’hôpital de Fontainebleau.- Photo OLIVIER DION

Dans l’industrie pharmaceutique, cet équilibre reste à trouver selon plusieurs auteurs: François Ruffin, élu apparenté à La France insoumise, se met en scène dans Un député chez… Big pharma, enquête sur Sanofi coécrite avec Cyril Pocréaux et publiée dans sa maison d’édition (Fakir). Mathieu Quet pointe des Impostures pharmaceutiques : la grande transformation d’une industrie en guerre (Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte), de même qu’Emilio La Rosa, regrettant l’emprise des groupes d’intérêt dans Qui est responsable de notre santé ? (Fyp). Christian Portal milite pour Une autre médecine : une alternative à la surconsommation de médicaments et ses effets indésirables (Libre & solidaire). Le livre noir de la psychiatrie diagnostique les insuffisances dont souffre ce secteur, selon un collectif d’auteurs réunis par Fayard. La saturation des urgences médicales, qui provoque parfois des faits divers dramatiques, est décrite dans Urgences : l’enfer du décor par Matthieu Heidet (L’Opportun), tandis que Norbert Gautrin témoigne de la détresse humaine qu’il rencontre dans son métier (Moi, Norbert, médecin urgentiste depuis 30 ans, Plon). Mais le journaliste et présentateur sportif Patrick Chêne rend hommage à l’institution médicale dans un titre évoquant à la fois une des émissions qu’il a présentées et la grave maladie qu’il a surmontée: Le stade 2 : plaidoyer pour l’hôpital public, coécrit avec le professeur Michaël Peyromaure, qui l’a soigné.

L’éducation reste évidemment l’inévitable sujet de rentrée, avec une douzaine de titres, partagés en analyse, propositions de réformes et témoignages. En revanche, les pamphlets fustigeant le laisser-aller de l’institution scolaire semblent passés de mode, sauf chez chez Leduc.s, qui réveille de vieux traumatismes dans Le livre noir des cantines scolaires, mitonné par Sandra Franrenet et préfacé par le chef Thierry Marx. Sciences humaines éditions réussit une belle affiche avec Quelle école voulons-nous ?, un dialogue entre le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, et le sociologue Edgar Morin. De quoi nourrir des débats avec d’autres auteurs, qui exposent aussi leurs solutions: Apprendre au XXIe siècle de François Taddei (Calmann-Lévy); La riposte : dissiper les malentendus sur l’école et la pédagogie de l’incontournable Philippe Meirieu (Autrement); Benoît Falaize montre par l’exemple que la réussite est possible dans les lieux les moins favorisés (Territoires vivants de la République. Ce que peut l’école : réussir au-delà des préjugés, La Découverte), et Emmanuel Vaillant liste 30 bonnes raisons de croire à l’école : primaire collège, lycée : tour de France des initiatives qui marchent ! (Librio); Frédéric Castaignède explore ce qui fonctionne à l’étranger (Demain l’école : un tour du monde des meilleures pratiques pédagogiques, éditions nouvelles François Bourin).

Les témoignages se tournent résolument du côté positif des expériences: Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent de Ramin Farhangi, Actes Sud/"Domaine du possible"), Cas d’écoles de Pierre de Panafieu et Eric Chol (Fayard), L’instant maternelle de Marion Hirsinger (éditions Marie B.). Cécile Chabaud choisit l’humour pour évoquer un quotidien pas toujours facile (Bête de collège : chroniques & récréations, Lemieux éditeur).

Même si elle se caractérise par une lucidité souvent douloureuse, tout n’est donc pas forcément sombre dans cette production d’essais et de documents. Elle explore aussi des pistes d’apaisement et des solutions contre le délitement du vivre-ensemble, ainsi que le propose chez Tallandier Guillaume de Tanoüarn dans Le prix de la fraternité : retrouver ce qui nous unit.

(1) Voir LH 1157 du 19.01.2018, p. 24.

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