Le marché du livre jeunesse accuse le coup. Pour la première fois depuis des années, il enregistre un recul marqué (-4,3 % en volume et -2,9 % en valeur entre octobre 2024 et septembre 2025, selon NielsenIQ/GFK). Même la hausse de 1,5 % du prix des ouvrages, portant leur prix moyen à 10,10 euros, ne suffit plus à masquer le repli. Conjoncture morose, librairies fragilisées, essor de l'occasion, best-sellerisation du marché, crise de la lecture et natalité en berne : les signaux d'alerte s'accumulent. Face à ce climat tendu, les éditeurs se recentrent sur les valeurs sûres et les succès confirmés, interrogeant le sens même de leur production.
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« Nous constatons une grande frilosité de la part des libraires à passer commande, y compris à l'approche des fêtes de fin d'année, une période qui, pour certains, représente jusqu'à 50 % du chiffre d'affaires annuel », déplore Emmanuelle Beulque, directrice éditoriale de Sarbacane. Si, d'après elle, il faut désormais « mobiliser davantage de moyens pour des résultats équivalents », l'éditrice reste néanmoins enthousiaste.
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Forte d'un vaste catalogue d'albums - seul segment du secteur à afficher une légère croissance en valeur (+ 0,5 %), notamment avec les livres à destination des 4-7 ans (+ 2,5 %), Sarbacane poursuit son élan avec des titres tels que Maman parle aux pommes d'Agnès de Lestrade, récit autour de la maladie mentale. Une approche partagée par les éditions Glénat, qui continuent d'étoffer leur collection hybride « Préambul(l)es » et proposent de nouvelles expérimentations avec L'enfant sans bougie de Kevin Garnichat et Aliocha Gouverneur, disponible en version sonore.
Cécile Térouanne, directrice générale du département Hachette Romans et Livre de poche jeunesse- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Référence incontournable en la matière, L'école des loisirs ne manque pas non plus d'atouts grâce à ses auteurs historiques. Olivier Tallec fera son retour début 2026 avec un nouveau volet sur son célèbre écureuil, Clémentine Mélois proposera un nouvel épisode des Chiens pirates, tandis qu'Yvan Pommaux a signé mi-novembre L'amour a bien des mystères. Une enquête de John Chatterton.
« Dans une période inquiétante, il est bon de revenir vers les choses que l'on connaît », argue Agathe Jacon, directrice déléguée de la maison. « On observe une tendance à se tourner vers des livres refuges, en particulier du côté des albums, où se manifeste un retour à un certain classicisme avec des inspirations à la Beatrix Potter », confirme Séverin Cassan, secrétaire général d'Actes Sud, citant Rendez-vous de l'autre côté du jour de Thomas Vinau et Charlotte Lemaire (Thierry Magnier) ainsi que le nouvel opus de la série Jean-Michel a disparu de Magali Le Huche (Actes Sud Jeunesse), à paraître en février.
Briller sous le sapin
Avec Halloween et Noël, les rendez-vous saisonniers chers à la littérature jeunesse font aussi leur grand retour. Période stratégique pour les éditeurs, celle-ci s'accompagne de la mise en avant de parutions thématiques, offrant des suites inédites aux séries à succès ou de nouvelles histoires. Chez Gallimard Jeunesse, la collégienne Lottie Brooks vit ainsi Un Noël carrément chaotique, tandis que L'école des loisirs offre Quatre sœurs et un Noël inoubliable.
Royaume romance
Le recul de la jeunesse s'explique aussi par l'explosion du marché de la romance. « On a vu s'opérer un glissement du lectorat des adolescents vers le new adult », analyse Marion Jablonski, directrice des départements jeunesse et bande dessinée d'Albin Michel.
Mais les maisons d'édition ne s'avouent pas vaincues. Pour tenter de garder les premiers lecteurs - c'est-à-dire le segment-clé des 8-12 ans, dans lequel s'opère souvent un décrochage de la lecture -, Albin Michel lancera en avril 2026 la collection « Teen Romance », qui s'adaptera « à un niveau de sensibilité adéquat pour des collégiens ». Du côté d'Editis, Slalom poursuit le développement de son label romance, lancé en août 2024 avec la série Crush collège, un livre-jeu sur le modèle du « livre dont vous êtes le héros ». Crush collège. Qui choisiras-tu ? de Pascale Perrier et Aurélia Féler paraîtra ainsi en janvier prochain.
Chez Rageot, la série Mon cœur Corée de Véronique Delamarre a enregistré un beau démarrage, avec 6 000 exemplaires écoulés depuis mai 2025. En mars prochain, la nouvelle série Maya et Tom. Ma BFF est un garçon de Catherine Kalengula viendra étoffer le genre en s'adressant aux enfants à partir de 8 ans. « Nous ne sommes pas inquiets, la grande diversité de genres à l'intérieur de la romance lui assure une belle vitalité », assure, convaincue, Marion Jablonski.
Antoine Masset
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Du côté de Thierry Magnier, l'illustré est à l'honneur avec Fanny Ducassé. D'autres maisons ont fait le pari d'une combinaison gagnante portée par la popularité inépuisable de la romance : Casterman Jeunesse mise ainsi sur Pour un baiser de toi de Jennifer Castle, Rageot sur Noël au café des oracles d'Aurélie Gerlach, tandis que La Martinière Fictions porte Comme un film de Noël d'Elle McNicoll, et que Slalom Romance fait la part belle à Nos âmes enneigées d'Emma Colins.
Véritable incontournable des fêtes de Noël, le calendrier de l'Avent n'échappe pas à cette logique, cultivant l'enthousiasme des tout-petits comme des plus grands. Au fil des années, Auzou a développé une collection dédiée, enrichie cette année de Mon calendrier de l'Avent P'tit Loup et de l'original thriller de l'Avent de Franck Thilliez, Le roman maudit. « Chaque jour, le lecteur peut accéder à une histoire ou à un chapitre qui se termine toujours par un cliffhanger », détaille Damien Hervé, son directeur général adjoint.
En s'appuyant sur leurs héros phares, les éditeurs multiplient les déclinaisons : Flammarion Jeunesse relance son calendrier de l'Avent du Père Castor, Casterman Jeunesse mise sur Ernest et Célestine, tandis que Milan propose 24 histoires à lire avant Noël. Chez Bayard Jeunesse, le féerique est mis à l'honneur avec Spectacular, un roman-coffret constitué de 24 enveloppes plongeant le lecteur dans l'univers de la saga Caraval de Stéphanie Garber, dont le deuxième tome, Legendary, a paru début octobre.
Objets d'apparat
« Sans grande surprise, la fin d'année se concentre beaucoup sur des livres avec des fabrications d'autant plus soignées qu'ils sont pensés comme des cadeaux », précise Aude Sarrazin, directrice du pôle jeunesse de Glénat. Pour briller en vitrine, les éditeurs redoublent d'imagination : illustrations spectaculaires, finitions dorées, éditions limitées ou coffrets cadeaux, le livre devient un objet de collection, à la croisée du plaisir de lire et du plaisir d'offrir. Gallimard Jeunesse l'a bien compris, multipliant les éditions créatives autour de Harry Potter ; la plus récente étant l'édition animée du quatrième tome. Mais d'autres maisons suivent désormais la même voie.
Comme chaque année, Flammarion Jeunesse a enrichi sa collection de classiques « Minalima » avec les éditions bijoux de Frankenstein ou le Prométhée moderne et Les aventures de Pinocchio. Pour les 150 ans de la mort d'Hans Christian Andersen, Albin Michel Jeunesse réédite de somptueux classiques illustrés dans la collection dirigée par Benjamin Lacombe, et continue d'enrichir la série L'encyclopédie du merveilleux.
Florence Lotthé, directrice du pôle Édition de Bayard Jeunesse et Milan- Photo OLIVIER DIONPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Dans le même esprit, L'école des loisirs a redoré Les mémoires de la forêt dans une édition collector, tandis que Poulpe Fictions a, « pour la première fois sur les 8-12 ans », misé sur une fabrication brochée et un jaspage soigné pour la duologie Le secret des enchanteurs de Nadine Debertolis, dont le deuxième tome vient de paraître. De leur côté, Hachette Romans et Le Livre de Poche Jeunesse ont profité des 20 ans de la saga culte Twilight pour en rééditer les différents volumes : une édition collector grand format dotée d'un triple jaspage et une édition poche inédite.
« Aujourd'hui, le livre devient un accessoire hyperdésirable, symbolisant à la fois le refus de se conformer à son utilisation fonctionnelle, mais constituant aussi le pendant de la digitalisation des contenus », assure Florence Lotthé, directrice du pôle édition de Bayard Jeunesse et Milan. Propulsée par la montée en puissance de la littérature de genre, en particulier la romance, la romantasy et la fantasy, la tendance s'est progressivement répandue dans tous les segments du marché. Portés par des campagnes de marketing d'envergure, ces ouvrages « premium » ont bouleversé le rapport au livre : collectionnite aiguë, effet viral sur les réseaux sociaux et désir de posséder des objets décoratifs uniques.
Saturation dorée
Pourtant, « le marché est saturé d'éditions collectors », constate Charlotte Borelle, directrice communication et marketing d'Hachette Romans et du Livre de Poche Jeunesse, évoquant une « fabrication coûteuse » et « des coûts de revient plus élevés que pour d'autres formats ». Une réalité avec laquelle la maison s'accommode en veillant à adopter une approche exigeante. Et elle n'est pas la seule. Rageot tire ainsi parti de l'autrice best-seller Holly Black en publiant des marque-pages thématiques, ainsi que le troisième tome de Modern Tale of Faerie. La quête impossible. De la même façon, le dernier tome de la trilogie Le pacte des Marchombres de Pierre Bottero bénéficie d'une parution collector.
De manière similaire, La Martinière Fictions a enregistré cette année un rebond à contre-courant du marché (+ 11,9 % en volumes et + 18,2 % en valeur selon Louison Couzy, sa responsable éditoriale). Un succès largement porté par le rebranding du phénomène Sarah J. Maas, papesse de la romantasy dont les séries se sont vendues à plusieurs millions d'exemplaires à travers le monde. Fort de cet élan, l'éditeur a pu lancer une nouvelle saga, The Courting of Bristol Keats de Mary E. Pearson, proposée en broché et en relié.
« Je crois néanmoins que la tendance de la romantasy est en train d'atteindre ses limites, en raison d'un marché à la fois très concurrentiel et encombré », nuance pourtant Murielle Couëslan, directrice des éditions Rageot. Une évolution illustrée par la montée d'un nouveau courant : la cosy fantasy, représentée chez l'éditeur par la fantasy asiatique Celle qui n'avait pas de reflet de Keshe Chow. « C'est une tendance qui mêle le côté lumineux des romans feel-good aux univers fantaisistes, avec des textes plus doux, plus rassurants », explique Manon Sautreau, responsable fiction de Poulpe Fictions et Slalom, citant de son côté Rosaces et dragons de Ielenna (Slalom).
L'engouement pour ces parutions young adult tend néanmoins à occulter une tendance plus profonde : celle d'un déclin global de la lecture, en particulier chez les 8-15 ans. « Sur la lecture grand format, quelques titres seulement tirent le marché. Cela a toujours été le cas, mais le phénomène est devenu systématique. Les nouveautés peinent à émerger : les mises en place diminuent, rendant les titres moins visibles », abonde Céline Charvet, directrice de Casterman Jeunesse. Phénomène de best-sellerisation, ce dernier n'épargne désormais aucun segment ou tranche d'âge, s'accentuant avec les adaptations audiovisuelles. Lesquelles dopent de manière exponentielle les ventes des ouvrages portés à l'écran.
L'écran fait loi
La littérature jeunesse, loin d'être en marge, en devient même l'un des terrains privilégiés. À l'occasion de l'adaptation audiovisuelle des Enquêtes de Lady Grace par France Télévisions, Flammarion Jeunesse a réédité la série sous forme de beaux objets. La série adolescente Meurtre mode d'emploi (Casterman Jeunesse), popularisée sur Netflix, a également dynamisé les ventes des titres d'Holly Jackson (110 000 exemplaires vendus). Hachette Romans et Le Livre de Poche Jeunesse ont également bénéficié du succès du best-seller À contresens de Mercedes Ron, dont le troisième volet audiovisuel est récemment paru sur Amazon Prime, tandis que le phénomène Mille baisers pour un garçon de Tillie Cole fera, lui aussi, l'objet d'une adaptation.
Emmanuelle Beulque, directrice éditoriale de Sarbacane- Photo LOUISE LAVABREPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Grande habituée des adaptations à succès, la saga Hunger Games reviendra en novembre 2026 avec la transposition de Lever de soleil sur la moisson, dernier opus de Suzanne Collins. Écoulé à 130 000 exemplaires et récemment réédité dans une édition collector, le roman a propulsé Pocket Jeunesse en tête des ventes jeunesse de l'année. Dans la même dynamique, La guerre des clans d'Erin Hunter, qui célèbre ses 20 ans et plus de six millions d'exemplaires vendus, se prépare, elle aussi, à une adaptation animée.
Côté bande dessinée, la maison d'Olivier Sulpice continue de transposer sur petit écran les aventures des Sisters, grâce à son studio Bamboo Films. Tandis que Jungle (Steinkis), via sa collection « Romance graphique », a adapté en bande dessinée le roman et série Netflix À tous les garçons que j'ai aimés avec plus de 5 000 exemplaires vendus pour le premier tome et un second attendu fin novembre. La tendance est donc réciproque : les textes littéraires nourrissent le cinéma ou la télévision et les productions audiovisuelles sont déclinées en contenu éditorial. Ainsi, Gallimard Jeunesse a novélisé la série Netflix Mercredi, la déclinant en anthologie et en cherche-et-trouve. Enfin, Michel Lafon Jeunesse a publié Marcel et Monsieur Pagnol d'Anne Kalicky en fiction, puis en BD jeunesse, à l'occasion du film de Sylvain Chomet.
Retour aux sources
Mais cette stratégie ne suffit pas à compenser la hausse des coûts ni la baisse du pouvoir d'achat, conséquences d'un contexte inflationniste « qui semblait ne jamais vouloir s'arrêter et ne montre pas encore de signe de recul », complète Camille Von Rosenschild, responsable éditoriale au Seuil Jeunesse. Pour y faire face, les éditeurs réduisent la voilure, misant sur des valeurs sûres : des suites de séries établies (Le journal d'un dégonflé au Seuil Jeunesse, Le journal d'une peste chez La Martinière Jeunesse, Loup gris pour Didier Jeunesse, Qui n'aimait pas chez Splash !, Percy Jackson pour Albin Michel Jeunesse), de nouvelles sagas prometteuses (Pierre Bayard détextive privé chez Sarbacane, Le grimoire d'Eflie pour Drakoo, Les whisperwicks du côté d'Auzou), ou encore sur des auteurs historiques.
Ainsi, Poulpe Fictions prépare pour 2026 le retour de Cécile Alix, de Bertrand Puard ou encore celui de Florence Medina avec le pendant de Charles, 1943 : Simon, 1944. Même phénomène chez Gründ (Edi8) qui, pour renforcer son offre d'albums, intègre à son catalogue des pointures à l'instar de Susie Morgenstern avec Cultive ton journal intime. La vie vaut la peine d'être écrite, l'autrice Soledad Bravi ou encore l'illustratrice Charlotte Molas.
Damien Hervé, directeur général adjoint des éditions Auzou.- Photo DRPour télécharger ce document, vous devez d'abord acheter l'article correspondant.
Autre voie empruntée : la modernisation des classiques. Bayard Jeunesse a ainsi relooké les sagas cultes La cabane magique et Chair de poule, tandis que Sarbacane, qui chaque année remet au goût du jour un grand classique illustré, a récemment dépoussiéré Le dernier des Mohicans. Avec 64 % de son chiffre d'affaires issu de son fonds, Pocket Jeunesse prévoit également, en 2026, de relancer des « titres mascottes » avec de nouvelles couvertures, pour soutenir le lancement de nouveautés. Des maisons patrimoniales telles que Gallimard Jeunesse misent quant à elles sur la prescription : Le petit prince ou Le royaume de Kensuké (Gallimard Jeunesse) figurant chaque année au top 10 des meilleures ventes. Mais en dépit de ces succès continus, Thierry Laroche, directeur éditorial de la maison, dénonce une forme d'inertie du marché : « Les titres qui se vendent le mieux restent souvent des classiques, des ouvrages prescrits ou des suites de best-seller. Lancer une nouveauté est plus difficile que jamais ».
Or si la nouveauté peine à s'imposer, le poche, lui aussi, ralentit. « Le poche n'est plus un marché de la seconde chance, mais de la seconde vie », alerte Cécile Térouanne, directrice générale du département Hachette Romans & Livre de poche jeunesse, soulignant également le rôle du marché du livre d'occasion dans ce repli. Une situation qui oblige les éditeurs à repenser leur stratégie. « Nous sommes dans un mouvement de sélectivité accrue, de renforcement de l'accompagnement des titres, mais aussi de nouveaux développements destinés, en particulier, à optimiser l'exploitation de notre fonds », explique Séverin Cassan d'Actes Sud. L'objectif est clair : réduire le volume pour mieux permettre l'exploitation du fonds en librairie.
« Il y a un effort assez drastique pour réduire la production », fait savoir Aude Sarrazin, convaincue qu'un « regain de publications » se dessine sous forme de relances soigneusement travaillées sur le plan éditorial. Et Damien Hervé, directeur général adjoint d'Auzou, de compléter : « Il nous faut mesurer la chance que nous avons de bénéficier d'un maillage dense de librairies. En tant qu'éditeurs, il est de notre devoir de les soutenir, de leur proposer des conditions spécifiques et de travailler avec elles. »




