Grand entretien

Enrique Martinez, P-DG de la Fnac : «Nous sommes le premier libraire de France»

Enrique Martinez. - Photo OLIVIER DION

Enrique Martinez, P-DG de la Fnac : «Nous sommes le premier libraire de France»

S'il dirige la Fnac-Darty depuis quatre ans, Enrique Martinez, son P-DG, a passé au total vingt-trois ans au sein du groupe. C'est dire s'il a pu observer de près l'évolution stratégique de l'entreprise qu'il dirige désormais. Il détaille les ambitions futures d’un groupe qui se veut bien moins « agitateur » que prescripteur et « éclaireur », le nom de sa nouvelle plateforme de contenus.

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Par Cécile Charonnat,
Anne-Laure Walter,
Créé le 07.11.2021 à 10h30

Comment se porte votre groupe après une année de crise et des ralentissements dus au passe sanitaire ?

Le premier semestre 2021 confirme les résultats positifs et solides de 2020. L'année dernière, le chiffre d'affaires a progressé de 0,6 % en données comparables pour s'établir à 7,491 milliards d'euros. Le quatrième trimestre s'est montré particulièrement fort et le début 2021 ne dément pas cet élan. Au premier semestre, l'activité a progressé de 21 %. Au-delà des chiffres, nous sortons satisfaits de cette période. Notre modèle multicanal, combinant magasin et web et qui était déjà mature lorsque la crise sanitaire est survenue, a joué son rôle à pleine vitesse. Évidemment, le moment où tous les magasins ont été fermés s'est révélé délicat. En temps normal, nous y livrons plus de la moitié des commandes. Or là, nous avons dû absorber toute la demande par le canal digital et la livraison à domicile. Nous avons réalisé des chiffres que nous n'aurions jamais imaginés. Depuis que des conditions à peu près normales sont revenues, nous constatons une accélération de la consommation globale de nos produits, de la technologie pour le télétravail mais aussi sur le livre qui enregistre une croissance exceptionnelle.

Cet engouement a-t-il modifié des équilibres dans vos résultats ?

Le livre ne fait pas partie du « mix produit » de Darty, donc à l'échelle du groupe, les équilibres restent stables. En revanche, en ce qui concerne strictement la Fnac, les performances du livre, autant en magasin que sur le site, transforment nos résultats. Le secteur a contribué très positivement à la croissance de l'enseigne.

Vous soulignez les performances du numérique. La Covid a-t-elle permis de franchir un cap ?

Aujourd'hui, les ventes en ligne représentent 29 % de notre chiffre d'affaires contre 19 % avant la crise sanitaire. Ces données sont certes à relativiser puisqu'elles prennent en compte les périodes liées aux confinements et aux fermetures, entre la fin février et la mi-mai 2021, d'une quarantaine de nos magasins installés dans des centres commerciaux. Malgré tout, je pense que, hors effet Covid, nous avons dû gagner entre cinq et six ans de pénétration digitale. Ce qui est considérable. Cette crise a aussi pleinement profité aux magasins de périphérie et aux franchises, notamment celles qui ont ouvert dans de petites villes ou dans des zones périurbaines. Cette capillarité que nous offrent les franchises, et plus globalement notre réseau de 200 magasins, s'est révélée précieuse. Plus nous avons des points de vente proches des clients, plus nous avons de chance qu'ils les choisissent, même pour les achats en ligne.

La crise a validé votre stratégie multicanal. En avez-vous tiré d'autres enseignements ?

Cette période troublée nous a surtout confirmé que, désormais, les clients souhaitent avoir tous les choix. Pour beaucoup, ils ont découvert l'achat en ligne en mode un peu forcé, mais cette contrainte a aussi fait tomber beaucoup de barrières. Les habitudes vont rester. Parallèlement, nous avons constaté que ces mêmes clients aiment se déplacer en librairie, que ce soit juste pour passer dans les linéaires et regarder les nouveautés ou pour avoir un contact avec les libraires. Lorsqu'on leur pose la question, ils disent à 90 % qu'ils souhaitent continuer à venir en magasin. Je pense que cette expérience d'achat libre fait partie de la lecture et nous prouve que la culture ne se traite pas comme quelque chose de purement rationnel. Si c'était le cas, le livre numérique serait largement gagnant. C'est moins cher, moins lourd et ça prend moins de place. Or la progression du livre numérique est beaucoup moins forte que celle du livre physique. A la Fnac, cela représente 6 % des ventes. J'en conclus que l'expérience culturelle globale commence avec l'expérience magasin. On s'y balade, on discute avec quelqu'un, on choisit un livre, on le lit et on le partage.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

La Fnac s'est longtemps revendiquée premier libraire de France. Cette position semblait un peu affaiblie ces dernières années, qu'en est-il aujourd'hui ?

Nous sommes le premier libraire de France et la Covid a confirmé cette position. Plus de la moitié de nos tickets contient un livre qui reste le principal pourvoyeur de trafic en magasins. C'est donc le premier produit de la Fnac. Son poids dans les produits culturels n'a jamais été aussi important d'autant que la puissance physique des produits musicaux ou de la vidéo n'a cessé de s'éroder depuis quinze ans. Mais pour nous, il n'y a jamais eu de doute. Ce n'est pas parce que le groupe s'appelle Fnac Darty que la Fnac aime moins ses livres. Lors du rachat de Darty, des choses bizarres ont circulé : la Fnac allait arrêter le livre pour vendre des machines à laver et inversement, chez Darty, on allait arrêter de proposer des télévisions pour vendre des livres. Mais si l'on se penche sur la notion de marque, on ne peut imaginer une seule seconde cette possibilité. Pour l'influence de la marque, pour le trafic, la fréquence, la fidélité et la reconnaissance, mais aussi pour le chiffre, le livre est essentiel à la Fnac.

Cette position conjuguée aux leçons tirées de la crise sanitaire vous conduit-elle à modifier vos espaces librairie ?

Les performances du concept mis en œuvre depuis 2016 dans une trentaine de magasins nous satisfont pleinement. Il répondait déjà à deux attentes que nous avions identifiées chez nos clients. Le besoin de repérage, pour mieux identifier les rayons grâce notamment à des codes visuels et des couleurs. Et le besoin de prescription. Nous avons donc veillé à faire vivre davantage les librairies grâce à de nombreuses mises en avant thématiques. Les coups de cœur et les prescriptions magasin sont aussi plus visibles. Ce concept met également l'accent sur la BD et le manga, un secteur historiquement fort à la Fnac. Nous avons notamment investi sur l'assortiment afin d'augmenter notre capacité de disponibilité des fonds en magasin ou sur le site. Là encore, l'explosion du manga nous donne raison.

En février dernier, vous avez lancé le plan Everyday qui dessine la stratégie de la Fnac pour les quatre années à venir. Quelles répercussions aura-t-il sur le livre ?

Ce plan comporte deux dimensions. D'une part le développement des services. Pour le livre, nous avons par exemple mis sur pied cet été un système de reprise afin de favoriser la deuxième vie et l'occasion. L'autre volet d'Everyday concerne la prescription. Nous nous sommes fixés pour mission d'offrir à nos clients la possibilité de faire des choix éclairés et de les accompagner dans la découverte. Ce qui implique que nos libraires soient capables de délivrer un conseil indépendant et sur tous les canaux. L'objectif du plan est donc d'amener ce qui constitue notre ADN, la prescription, dans le monde digital, un univers où nous ne voulons pas copier ce qu'Amazon fait déjà très bien : de la vente par catalogue. Nous allons donc intensifier la production de contenus et les prescriptions sur le web et proposer à nos clients de se faire conseiller par un libraire en ligne comme en magasin.

Comment allez-vous articuler ces différentes possibilités ?

Grâce à des dispositifs mobiles, nos vendeurs en magasin devraient pouvoir se déclarer disponibles pour un client en ligne. Un premier test a été fait en fin d'année pour les produits techniques et nous devrions pouvoir l'étendre progressivement à tous les univers. Mais cela suppose également un intense travail de formation, programmé dans le plan Everyday. Des plateformes d'e-learning s'ajouteront aux formations dont nous disposons déjà et au réseau partagé de coups de cœur et d'échange entre libraires qui fonctionne très bien. Le libraire, qui constitue la base de toutes les prescriptions, est ainsi placé au cœur de notre dispositif et pourra même devenir une sorte d'influenceur.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Un temps axé autour de la notion d'« agitateur culturel », votre stratégie repose désormais sur le rôle de prescripteur ?

La société a changé, il faut savoir s'adapter. Nous vivons une période plus complexe. La Fnac n'a pas à jouer un rôle politique actif même si certains aimeraient nous entraîner sur ce terrain. Et si pendant un temps, nous avons peut-être moins fait attention à la formation, à la disponibilité de nos vendeurs ou à la gestion, nous n'avons jamais baissé la garde sur le nombre de libraires ou sur les mètres carrés consacrés aux livres. Les ratios sont restés identiques. Aujourd'hui, nous déployons un véritable effort pour remettre les vendeurs, et les libraires, au cœur de la relation client, en magasin comme sur le site Internet. Par ailleurs, nous restons très attachés à nos prix littéraires. Le prix du roman Fnac qui célèbre sa vingtième année est un incontournable de la rentrée littéraire. Le Goncourt des lycéens, organisé par la Fnac et le ministère de l'Education nationale remporte toujours un très grand succès auprès de nos clients.

Quel rôle va jouer La Claque, votre média culturel lancé en novembre 2020, dans cette politique ?

Il fallait au premier libraire de France un outil de diffusion culturelle et un carrefour d'audience à sa mesure. Créée pendant le confinement, La Claque répond pleinement à cet objectif. Nous y proposons un espace digital riche de contenus originaux. Cette année, plusieurs rencontres du salon Fnac livres n'ont eu lieu que sur la Claque. Nous allons en outre lancer une plateforme de contenu, L'éclaireur, qui sera non seulement une extension digitale de toutes nos opérations culturelles d'enseigne ou réalisées en magasin mais également un lieu de mutualisation de tous nos contenus de prescription sur tous nos univers.

Vous diffusez des produits de nature très variée. Quelle est la particularité du livre ?

Dès lors que nous touchons au monde artistique, les codes sont un peu différents. C'est passionnant et cela occasionne des rencontres exceptionnelles. Mais nous savons où est notre place. Nous ne prétendons pas être auteur, musicien ni compositeur mais sans nous, ces artistes ne parviendraient pas à atteindre leur public et rencontreraient beaucoup de difficultés à vivre de leur passion. Il ne faut pas oublier que si nous avons une culture libre aujourd'hui, c'est grâce à l'industrie culturelle et à ce savoir-faire particulier qui articule activité économique et monde artistique.

On vous dit grand lecteur. Quel rapport entretenez-vous au livre ?

Je suis à la Fnac depuis vingt-trois ans. J'ai énormément profité de la proximité quotidienne des prescripteurs. Grâce à eux, j'ai découvert des territoires culturels et de vrais passionnés. C'est un trésor et un vrai privilège. Par exemple, je ne me lasse pas de pouvoir lire en avant-première la sélection de la rentrée littéraire et les finalistes du Prix du roman Fnac.

Quel regard portez-vous sur la plus que probable OPA de Vivendi sur le groupe Lagardère ?

En dehors des considérations liées à la concurrence, qui regardent l'édition et non la librairie, avoir un groupe comme Vivendi qui s'intéresse au livre est une grande nouvelle. Le secteur souffre d'un sous-investissement numérique et logistique. Il a donc besoin de grandes entreprises qui possèdent ces capacités. Si la manière dont se terminera cette opération fait naître des groupes forts qui investiront dans l'avenir du livre et de la distribution, alors la Fnac sera très satisfaite. Mais c'est aussi une opportunité de rééquilibrer le partage de valeurs entre les différents acteurs de la chaîne du livre. Je pense évidemment aux auteurs mais aussi aux libraires indépendants. Leur modèle économique reste aujourd'hui encore très difficile quelle que soit leur taille. La loi Lang a certes permis de garder un outil industriel unique au monde mais avec un petit défaut : l'essentiel de la valeur a glissé vers le monde de l'édition. Or, s'il veut continuer à se développer, le secteur du livre ne peut plus faire l'économie d'un regard un peu plus complet. C'est le bon moment d'autant que les éditeurs semblent avoir compris qu'ils ont besoin d'avoir des partenaires libraires forts qui contrebalancent le pouvoir d'Amazon. Les pouvoirs publics ont aussi leur carte à jouer. L'instauration d'un prix plancher pour les frais de port en est un bon exemple. Cette mesure peut aider à protéger la librairie face au déséquilibre de la répartition de la valeur et tempérer le poids du digital.

 

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