Livres Hebdo. Le SNE a présenté des chiffres à la fois rassurants dans ce contexte économique, et inquiétants pour l’avenir. Avez-vous des convictions sur l'évolution du marché du livre ?
Vincent Montagne. La conjoncture économique est difficile, quel que soit le secteur. À cela s’ajoute en ce qui nous concerne le constat d’une baisse structurelle de la lecture touchant aussi bien les jeunes que les lecteurs confirmés. Je vous renvoie aux chiffres du CNL. La lecture d'un livre, cela ne va pas de soi. C'est un acte exigeant, profond qui donne accès à une forme d'intemporalité. Quand on lit un livre, on s'engage pour des heures. C’est quelque part antinomique avec l’utilisation des réseaux sociaux.
« Qu'est-ce qui vaut la peine d'être édité et qu’a-t-on envie de promouvoir ? »
La polarisation du marché autour de genres comme la romance ou le roman policier met-elle à mal les autres segments ?
Je pense au contraire que c'est salutaire. Manga, polar ou romance, il faut saisir toutes les chances de faire renter un nouveau lecteur dans une librairie. Quand je vois 42 % de jeunes venus au Festival du livre de Paris acheter de la New Romance ou le phénomène Freida McFadden, cela rappelle que le texte écrit est la meilleure façon de déployer l’imagination. L'image, par définition, oriente notre imaginaire. Souvenez-vous des articles contre Harry Potter au début des années 2000. Aujourd'hui, on voit toutes les succès de collections à sa suite : Millennium chez Actes Sud et bien d’autres… Cela a permis à tous de faire des progressions considérables ! On ne peut pas tout mettre sur le dos de la baisse de la lecture. Il faut revenir à l’essentiel : Qu'est-ce qui vaut la peine d'être édité et qu’a-t-on envie de promouvoir ?
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Le livre d'occasion, c'est un vecteur de démocratisation mais aussi une menace pour la création. Après les annonces du Festival, où en sommes-nous ?
Nous n’avons rien contre le livre d'occasion : c'est de la lecture. Simplement l’ampleur de ce marché impose aujourd’hui de réfléchir à des mécanismes de rémunération de la création. Le marché de l’occasion était limité aux ventes de charité, vide-greniers et quelques acteurs spécialisés comme Gibert. L’irruption des plateformes qui mélangent allègrement occasions et livres neufs change radicalement la donne. L’explosion des ventes ne peut pas être sans effet sur l’édition de nouveautés.
« Amazon avance des arguments démagogiques sans donner de chiffres concrets à l’appui »
Le gouvernement sollicite un avis du Conseil d'État que nous attendons. En tout état de cause, comme me l’a confirmé Rachida Dati (ministre de la Culture, ndlr) ça restera un avis.
Vous avez l’appui du président de la République sur ce sujet. Est-ce suffisant ?
Il faut du courage. En politique, mais pas seulement. Sans courage, on n'aurait jamais fait le droit de prêt en bibliothèque. À l'époque, les bibliothèques nous disaient que la vente du livre neuf a purgé le droit. On nous dit aujourd’hui exactement la même chose pour le livre d'occasion. Eh bien non ! On a créé un droit de reprographie, un droit de prêt en bibliothèque, nous estimons qu’il est nécessaire aujourd’hui de faire ainsi avec le livre d’occasion. Que ces ventes représentent un cinquième ou un quart des livres vendus impacte nécessairement la création.
Quel calendrier imaginez-vous pour réguler ce marché ?
La situation politique actuelle ne permet d’avoir de visibilité. Mais nous, éditeurs français, avons cette force : on s’inscrit dans le temps long ! Quand Google a commencé à numériser tous nos livres, on nous disait que nous n’avions aucune chance. Hervé de la Martinière a attaqué tout seul. On pensait qu’il n’y arriverait jamais. Il fut cependant suivi par ses confrères. Finalement, la firme a perdu – et n’a pas fait appel. Aujourd’hui, quand je croise le patron de Google aux États-Unis, il me dit : « Vous êtes les seuls à nous avoir fait reculer. » Cela peut nous rendre fiers !
Sur le livre d’occasion comme sur d’autres sujets, les relations entre éditeurs et Amazon semblent tendues. Plusieurs sujets vous opposent…
Il y a plusieurs problématiques, oui. D'abord sur la loi Darcos et les frais de port (depuis le décret du 7 octobre 2023, le prix plancher pour l’expédition gratuite d’un livre est de 35 euros, ndlr). Amazon avance des arguments démagogiques sans donner de chiffres concrets à l’appui. Pourquoi ne pas faire payer, pour le seul livre, un service qui a un coût certain non seulement financier mais aussi écologique. C'est faire fi de l'effort que font les autres points de vente pour avoir un achalandage.
« Nous remarquons également des ambiguïtés d’Amazon autour de l’utilisation de l’IA »
Il y a aussi la question des données de vente…
On parle d'une baisse de fréquentation et du chiffre chez Amazon, entre -5 % et -7 %. Mais à nouveau, sans confirmation ni chiffres concrets à l’appui, difficile de savoir s’il y a eu un transfert vers les librairies après la loi Darcos. Je pense qu’on retrouve dans la baisse globale du marché la réduction du pass Culture et celle, moins quantifiable, liée à la conjoncture… Ce qui est sûr, c’est qu’Amazon ne partage pas les chiffres que nous leur demandons et refuse de participer aux études statistiques partagées par toute la chaîne du livre.
Ce n’est pas nouveau. Pourquoi la relation se dégrade-t-elle ?
Amazon choisit de réduire ses stocks, ils passent des commandes au jour le jour. Ou les font passer par un algorithme… Ce sont les éditeurs et les distributeurs qui doivent gérer cet éparpillement. Avec une multiplication des livraisons et des allers-retours.C’est d’autant moins écologique que le reste de la filière a fait énormément de progrès sur la consommation de papier et les effets environnementaux.
Nous remarquons également des ambiguïtés d’Amazon autour de l’utilisation de l’IA. Ils ont assuré limiter la capacité d'un auteur à publier plus de trois livres par jour ! C’est franchement ubuesque ! Et au-delà de la simple publication, non seulement ils sortent un livre en quelques minutes, mais simultanément les 500 commentaires qui l’accompagnent… Est-ce un comportement responsable ? Éthique ?
L'IA, justement, représente un nouveau front de bataille pour les éditeurs. Comment l'abordez-vous ?
C'est un long combat de civilisation, pour reprendre les termes de Jérôme Lindon. Avec le SNAC et la SGDL, nous avons attaqué Meta. Suite à un de mes passages à la télévision, Meta a affirmé qu’il ne puisait plus depuis 2023 dans les œuvres pour nourrir ses algorithmes. Cet aveu montre au moins qu’ils ont bien eu recours à cette pratique ! En réalité, c’est dans leur intérêt de contribuer à la rémunération des ayants droit, dans leur intérêt que la création continue d’exister. Reste encore à définir la forme de cet échange, à travers une organisation de gestion collective comme la Sofia, par exemple, lorsque le fichier source n’est pas exploitable. Ces plateformes ne l'entendront que si on les y oblige juridiquement.

Ce sont des sujets complexes qui évoluent vite, comment arriver à ses fins ?
Nous nous inscrivons dans le temps long. Regardez Filéas (suivi des ventes de livre à destination des auteurs, éditeurs et libraires, ndlr), que nous avons lancé en avril dernier : il a fallu sept ans pour le mettre en place ! Si aujourd’hui ce projet fait consensus, il y a eu beaucoup de résistances au début, jusque dans le bureau du SNE… Deux mois après son lancement, il y a 3 000 auteurs inscrits, c’est un beau démarrage !
Ainsi vous restez optimiste pour le livre ?
Il est possible que l'IA fasse paradoxalement naître de nouveaux auteurs, de vrais auteurs qui vont être reconnus par leur qualité de rupture créatrice. Des anticorps puissants viendront régénérer toute création artificielle. Dans les années deux mille, les jeunes attendaient minuit pour entrer dans une librairie acheter le nouvel Harry Potter le jour de sa sortie, cela montrait que la qualité d'un contenu peut créer un appel irrésistible. Victor Hugo disait que « La lumière est dans le livre ». Le monde a besoin de saveur… et de lumière !
Notre rôle d'éditeurs, c'est de voir plus loin, de nous inscrire, encore une fois, dans le temps long, avec sérénité. Les Petits Champions de la lecture c’est une manifestation qui fête ses treize ans. Aujourd’hui ce sont 200 000 enfants dans 74 pays qui y participent. Cette construction prend du temps, mais elle est vitale pour porter la lecture.
Des enfants qui lisent, c’est l’avenir de la lecture.