Miles Hyman, passeur entre le verbe et la vue

« Ma grand-mère, Shirley Jackson, était écrivaine ; mon grand-père critique littéraire pour le New Yorker. J'ai grandi entouré de piles de livres et j'ai étudié la littérature à l'université. C'est en arrivant en France que je me suis inscrit aux Beaux-Arts et ai commencé à découvrir la BD, un format qui m'a tout de suite séduit, car il permettait de marier texte et image !
Futuropolis m'a très tôt confié des adaptations littéraires, et la première était Manhattan Transfer, de John Dos Passos. Avec le temps, ce qui m'intéresse le plus dans un texte, c'est l'humain, la complexité des émotions, parfois contradictoires. Comme pour la musique, les livres qui m'ont marqué, m'ont formé, je les ai lus entre l'âge de 15 et 25 ans. Franny et Zooey, de J.D. Salinger, Conrad... Ou encore La loterie, une nouvelle de ma grand-mère que j'ai adaptée en BD.
Parfois, j'adore le texte, mais je ne vois pas comment mes illustrations pourraient dialoguer avec l'œuvre, la dimension nouvelle qu'elles lui apporteraient, sans redondance. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai attendu si longtemps avant d'illustrer La loterie (paru chez Casterman en 2016, d'après un roman de Shirley Jackson, ndlr) : la marge était très étroite entre le récit et ce que je pouvais construire en tant qu'illustrateur.
Pour la dernière affiche d'Étonnants Voyageurs, la volonté était de représenter le Brésil et que la femme tourne le regard vers nous, lectrices lecteurs, et établisse un échange. Je ne cherche pas à évoquer un livre en particulier, mais le plaisir de lire. »
Ananda Devi, hantée par Carrie

« J'ai toujours aimé Stephen King. Depuis Carrie, ce premier roman publié en 1974 qui bousculait les codes de la narration des romans de genre, et qui commençait par une scène dans les douches -communes d'un lycée où une adolescente a ses règles pour la première fois sous les yeux des autres filles. On comprend tout de suite qu'elle est le bouc émissaire, l'agneau sacrificiel, pense-t-elle, de ces ados sûres d'elles, tumultueuses, narcissiques, et prêtes à s'unir pour la démolir davantage tandis qu'elle reste debout sous la douche, bovine, incapable de prononcer un mot ni de comprendre ce qui lui arrive. Les filles, devenant de plus en plus excitées, se mettent à la bombarder de tampons en criant « mets-y un bouchon ! » Un début d'une horreur et d'une sauvagerie sans pareilles - tout ça dans des vestiaires de filles !
Je me rends compte, écrivant ceci, que ma description des moqueries auxquelles la narratrice de mon roman Manger l'autre est exposée, quarante-cinq ans après - elle se décrit elle aussi comme l'agneau sacrificiel, on l'appelle la Couenne, un stade de sport entier résonne de rires et de blagues salaces lorsqu'elle arrive -, doit sans doute inconsciemment quelque chose à ce début de Carrie.
Je suis restée fidèle à cet auteur, alors que le monde littéraire a mis beaucoup de temps à comprendre que ses livres étaient bien de la littérature ! Une littérature qui creuse dans nos peurs enfouies, où le surnaturel émerge de la violence innée des êtres, où le mal peut se concentrer dans une toute petite ville du Maine et devenir une quête épique pour des protagonistes ordinaires aux blessures silencieuses. Et qui, souvent, parle d'écriture, d'écrivains hantés par leurs personnages ou par leur pseudonyme devenu un alter ego vivant ou encore par leurs fans, parce que finalement, le fantastique, l'horreur et le tragique viennent bien de là : la part de ténèbre qui vit en chaque écrivain. »
Hura Mirshekari, chanteuse et performeuse en sistani

« Les mots qui me portent sont ceux dans ma langue maternelle : le sistani. Mais elle se perd, notamment en raison de la sécheresse qui décime les habitants du Sistan-Baloutchistan, au sud-est de l'Iran.
Quand je chante, je vois mon peuple, et les femmes qui n'ont pas le droit de chanter. Si les spectateurs ne connaissent pas le sens des mots, ils les comprennent à travers mes gestes et la tristesse dans mes yeux. Ce n'est plus Hura qui chante, c'est Sistan, sans voile.
À Étonnants Voyageurs, je chante aussi un texte de l'écrivaine franco-iranienne Delphine Minoui, issu de son roman Badjens, sur la femme libre. Un texte très fort, dans lequel je me retrouve, tant j'ai connu de restrictions dans mon pays. Un livre sur la victoire pour la liberté des femmes. »
Isabelle Autissier, navigatrice du réel

« Un livre qui m'a marquée, c'est Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez. Je l'ai lu adolescente, vers 17, 18 ans, à une époque bénie où il n'y avait pas de réseaux sociaux, donc on lisait !
C'est la première fois que j'ai apprécié un style littéraire. Il se passait quelque chose dans l'écriture elle-même. Ce qui m'a également plu, c'est comment, à partir d'une histoire abracadabrante, délirante, sans queue ni tête, ça parle de choses très réelles. Un peu comme dans les contes, utilisés en psychiatrie : on vous donnait une histoire fantastique à méditer, qui allait peut-être faire écho à vos problèmes du moment. Derrière la fantaisie, Cent ans de solitude nous parle de la famille, la guerre, la vérité, la démocratie... Je le relis dès que j'ai le temps ! »
Des notes et des lettres
Mots, images, musique ; qu'importe le support, pourvu qu'on ait l'ivresse ! Des écrivains offrent leur plume au cinéma ou au jeu vidéo, tandis que des scénaristes adaptent à l'écran des romans, du théâtre. On pense aussi à Proust, pour qui la musique permet d'accéder à l'essence des choses, ou au poète Rilke et ses Notes sur la mélodie des choses, utilisant la musique comme une allégorie de la symphonie qui relie les êtres.
Le festival Étonnants Voyageurs a décidé de mettre en lumière l'entretissage de ces arts. La « chantécrivaine » Lola Lafon offre le dimanche 8 juin une performance musicale et littéraire, aux côtés de l'électroniste Olivier Lambert. Les créateurs de la série La vie de château, qui ouvre le bal, Nathaniel H'limi et Clémence Madeleine-Perdrillat, raconteront son adaptation en albums. Quant au chanteur Christophe Miossec, il refuse de se dire poète, pour ne pas figer sa parole. Et vient partager sa passion pour le poète breton Georges Perros, qui « écrivait comme on parle, mais avec une musique derrière ».