Alexandre Jollien n'est pas un philosophe comme les autres. On ne peut le lire sans penser à son handicap. Lui-même d'ailleurs y fait sans cesse référence. Et c'est cette expérience différente de la vie, du corps, de l'amour, de la souffrance qui fait de chacun de ses livres une étape supplémentaire de cette autobiographie métaphysique commencée en 1999 avec Eloge de la faiblesse (Cerf), poursuivie par Le métier d'homme (Seuil, 2002), puis par les deux grands succès que furent La construction de soi (Seuil, 2006) et Le philosophe nu (Seuil, 2011).
Après nous avoir entretenus de la nudité, Jollien nous parle de l'abandon. Une suite logique. Parler est bien le verbe qui convient, le livre étant accompagné d'un CD audio. Car avant d'être revu pour l'écrit, ce texte fut dit. "Pour moi, l'écriture devient de plus en plus difficile. Certains jours le clavier s'apparente à un instrument de torture. L'oralité, elle, permet d'épouser le cours de sa vie, de s'abandonner à l'existence."
Ce singulier philosophe suisse de 35 ans nous invite donc à l'écouter autant qu'à le lire. Sa diction lente, précise, qui s'offre comme une victoire sur ce corps tourmenté, se retrouve dans les phrases. On y sent le même souffle qui se maintient pour ne pas s'éteindre, pour transmettre, pour dire son bonheur de penser. Jollien nous entretient de sa découverte du zen, de ce Soûtra du Diamant qui dit : "Le Bouddha n'est pas Bouddha, c'est pourquoi je l'appelle Bouddha." Il montre ainsi que nous mettons sur la réalité des étiquettes qui nous empêchent de la comprendre. Un peu comme pour lui et son infirmité.
Livre après livre, Jollien fait toujours un peu plus corps avec la sagesse. A un niveau moindre que Stephen Hawking - heureusement pour lui -, il s'est construit une stratégie pour non pas compenser, mais intégrer son handicap à sa vie. Se comparer, c'est se rendre malheureux. De ce malheur-là, Jollien ne veut pas. Il faut s'accepter, mais ce n'est pas facile. "La plus grande sagesse qui me manque, c'est de devoir cohabiter avec ce manque." Il lui faut apprendre à chérir son corps plutôt qu'à le détester. "Je ne peux pas ouvrir un yaourt comme les autres. J'ai besoin de mon fils de six ans pour le faire."
Dans ces pages sensibles et subtiles, le philosophe souligne qu'abandon n'est pas résignation. Reste à être-là. A avoir conscience d'être-là. Avec sa femme, ses enfants, ses amis. "La vie n'est pas à réussir. Ce n'est pas un objectif." Il lui faut simplement être vrai et non pas tout déballer, c'est-à-dire se mettre "en accord total avec la réalité du moment".
L'abandon qui fait aller vers l'autre. S'abandonner à la vie comme on s'abandonne dans les bras de quelqu'un. C'est compliqué d'être simple, nous dit Jollien. "On ne se réduit pas à ce que l'on a fait ni à ce que l'on a été." D'où ce livre tâtonnant : un mélange de rires et de larmes, d'humour affleurant et de douleur contenue. Dans cet abandon-là, il y a surtout beaucoup de générosité.

