DISPARITION

Hubert Nyssen ou le bonheur d'éditer

OLIVIER DION

Hubert Nyssen ou le bonheur d'éditer

Loin de Saint-Germain-des-Prés, le fondateur d'Actes Sud, disparu à 86 ans samedi 12 novembre, a construit en un peu plus de trente ans l'une des principales maisons d'édition françaises. Tout en restant toujours en retrait.

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Par Véronique Rossignol
avec Créé le 15.04.2015 à 22h43

C'était un homme prévoyant qui avait préparé sa sortie. Avec soin et sérénité. De la même façon qu'il avait décidé en 2005, à 80 ans, d'organiser la conservation de ses archives littéraires en les confiant à l'université de Liège pour constituer un fonds Nyssen et ne pas laisser à ses trois enfants "trop de choses impossibles à trier", Hubert Nyssen, décédé le 12 novembre, avait souhaité que "sa disparition soit annoncée après son inhumation". Et que les siens puissent se recueillir dans la plus stricte intimité. Loin de Paris.

Belge naturalisé français en 1976, il a choisi pour dernier "endroit où aller" le Paradou, ce lieu de vie et de travail au pied des Alpilles où, avec sa seconde épouse, la traductrice Christine Le Boeuf, il avait posé ses valises de voyageur il y a quarante-trois ans, dans cette ancienne bergerie qui a vu naître Actes Sud en 1978, avant que la maison ne s'installe à Arles, au Mas Méjan, cinq ans plus tard.

Un jouisseur sage et urbain

Homme du Nord passé au Sud. Installé "rive gauche... du Rhône", plaisantait-il. Hubert Nyssen aimait les artistes, les grandes tablées familiales sous les platanes et la compagnie des femmes, à qui il attribuait l'originalité du développement de sa petite entreprise. C'était un jouisseur sage et urbain. Avec son élégance de gentilhomme provençal, lui qui était devenu éditeur à 50 ans passés, après une première vie de publicitaire, incarnait l'idée que l'on se fait de l'honnête homme cultivé, du lettré à l'ancienne, curieux du monde et gourmet de toutes les nourritures. Presque une image d'Epinal.

Lecteur avant tout, Hubert Nyssen était aussi polygraphe, même si de son premier roman, Le nom de l'arbre, publié en 1973, à son retrait des affaires en 1998, au moment du passage de relais à sa fille Françoise, l'écrivain, styliste amoureux de la belle langue, s'était tenu dans l'ombre de l'éditeur. Mais l'écriture était une discipline quotidienne : il a longtemps entretenu une correspondance assidue, avec les auteurs notamment, et remplissait à la main puis sur son site ces "carnets journaliers" faits de l'ordinaire exceptionnel de ses jours, un mélange de notations mêlant le professionnel et le personnel - la couleur du ciel, les amis, les visites des enfants et des petits-enfants, les lectures, et plus récemment, pris d'une "goinfrerie cinématographique", le visionnage intensif de films en DVD. Il disait que ces carnets étaient son "solfège". Dans les dernières pages, en janvier, il évoquait la mémoire qui flanchait, et le temps devenu compté.

Hubert Nyssen n'aimait pas qu'on qualifie Actes Sud de maison familiale. Il préférait parler d'équipe. De fait, la culture d'entreprise qu'il a léguée s'est construite sur la proximité, la rencontre, la libre association d'éditeurs autonomes. C'est ainsi qu'en trente ans le petit éditeur provincial est devenu le "principal ensemble éditorial indépendant de taille moyenne", comme l'écrivait Livres Hebdo dans "Ceci n'est pas un groupe" (1). Quelques dates emblématiques ont écrit la mythologie : l'entrée au catalogue de Nina Berberova et de Paul Auster en 1985, plus tard les Nobel d'Imre Kertész et d'Elfriede Jelinek, le Goncourt 2004 à Laurent Gaudé, le Femina attribué à Nancy Huston en 2006...

Le succès a fait oublier toutes les péripéties de démarrage, que l'éditeur d'ailleurs n'évoquait pas très souvent. Pas plus qu'il ne voulait jouer l'air du "c'était mieux avant". "Je ne suis pas de ces gens qui disent que tout fiche le camp parce qu'ils sentent venue la fin de leur propre temps", commentait-il. Optimiste comme ceux qui ont conscience que la vie les a gâtés, il opposait aux Cassandre de tout poil une foi dans la littérature et un inaltérable bonheur d'éditer qu'il a célébré dans plusieurs essais. Allier "le plaisir et la nécessité", c'était sa conception d'un métier qu'il n'imaginait pas exercer sans passion. L'éditeur qui accueillait sans fausse pudeur les marques de reconnaissance était avant tout un homme de transmission. Et il ne cachait pas sa fierté quand Sabine Wespieser, partie fonder sa maison, évoquait publiquement avec "tendresse et fougue", notait-il ému, ce qu'elle avait appris de lui pendant les années de travail en commun.

Petit ayant conquis sa place dans la cour des grands, Hubert Nyssen ne se sentait pas pour autant intégré au monde parisien de l'édition. Et il y avait chez lui un certain orgueil à préférer se tenir à la périphérie, dans des marges qui garantissaient la survie d'un singulier esprit maison, pensait-il. Eternel "maverick", comme l'appelait Paul Auster : un animal sauvagement indépendant.

Le baiser d'une inconnue

Dans un carnet datant de janvier 2006, il consignait, lucide et exalté, après avoir débattu lors d'une soirée avec François Nourissier de la folie nécessaire pour se lancer dans le métier d'éditeur : "A quoi je vois, dans ces assemblées, qu'Actes Sud est devenue une institution ? Au nombre de personnes qui me donnent du prénom et qui m'embrassent comme si nous avions fait nos classes ensemble. Mais, à ses embrassades, combien je préfère le baiser que me donne une inconnue pour me dire le plaisir que lui a procuré une page de roman qui rend à la femme son vrai royaume, ou un poème qui lui a dit ce qu'elle croyait indicible."

(1) Voir LH 732, du 2.5.2008, p. 68.

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